Günther Anders voyait en l’homme un “animal jeteur” et projeteur, mais par là aussi un être “pauvre en instincts”, déficient, lacunaire, inadapté et finalement voué à l’autodestruction.
À propos de : Günther Anders, L’humain étranger au monde. Une anthropologie philosophique, Fario
Günther Anders voyait en l’homme un “animal jeteur” et projeteur, mais par là aussi un être “pauvre en instincts”, déficient, lacunaire, inadapté et finalement voué à l’autodestruction.
Toute sa vie, Günther Anders n’a cessé de se lamenter sur l’homme – sur son aliénation, son obsolescence, sa possible disparition. Et pour cause : comme bien d’autres philosophes juifs allemands de sa génération, il fut évidemment marqué par le nazisme, l’exil et la Shoah, mais aussi, comme peu d’entre eux, par Hiroshima, l’emballement techniciste et la possible disparition de l’humanité – ce que les deux tomes de L’Obsolescence de l’homme, parus respectivement en 1956 [1] et 1980 [2], décortiquent avec lucidité et effroi.
Mais quel est donc cet être humain dont on peut déplorer qu’il perde son monde et sa liberté ? Comment définir cette humanité dont on peut regretter qu’elle s’autodétruise dans une probable apocalypse nucléaire ? Et peut-on ramener toutes ces analyses pour le moins pessimistes à une quelconque conception de la nature humaine ? Autrement dit, qu’est-ce que l’homme pour Günther Anders ? L’ensemble des textes réunis sous le titre L’humain [3] étranger au monde. Une anthropologie philosophique, écrits entre la fin des années 1920 et la fin des années 1980, tentent de répondre à une telle question – ou du moins, pour les plus tardifs, d’en montrer les limites. Car, écrira-t-il en 1979, « une représentation déterminée de l’humain doit être à la base des lamentations sur “la fin de l’humain” » (p. 360).
Le lecteur habitué à la prose exigeante mais claire de Günther Anders pourra être déconcerté par les textes de jeunesse pour le moins techniques, presque scolastiques, relevant encore de la philosophie académique qu’il abandonne après-guerre. Car après Auschwitz et Hiroshima, dit-il dans un entretien en 1977, il n’est plus permis d’écrire des textes « que seuls pourraient lire et comprendre des collègues universitaires » [4]. Mais c’est pourtant à partir d’eux que peuvent se comprendre un certain nombre de motifs décisifs et persistants dans son œuvre plus tardive, et, par rupture et en négatif, en apprécier toute la radicalité.
À la fin des années 1920, le jeune Günther Stern (il n’a pas encore 30 ans et n’a pas encore changé de nom [5]), poursuit des recherches dans le sillage de la phénoménologie (il a été l’élève de Husserl et de Heidegger) et de l’anthropologie philosophique développée par Max Scheler (1874-1928), Helmuth Plessner (1892-1985) ou Arnold Gehlen (1904-1976). Fidèle à cette double tradition, qui mène en quelque sorte à « anthropologiser Heidegger » [6], il tentera d’abord de donner une définition de l’humain, par comparaison à l’animal, tout en mesurant l’« abîme » qui les sépare (p. 58).
Mais l’humain est bel et bien un animal, et son rapport au monde se définit aussi par l’instinct. C’est pourquoi Stern-Anders propose en 1927 une « analyse phénoménologique détaillée du savoir instinctif, du monde instinctif » (p. 118), qui est l’occasion de revisiter un certain nombre de catégories philosophiques classiques (forme / contenu, a priori / a posteriori, inné / acquis, transcendantal / empirique, réel / nominal...), et d’y croiser, entre autres, Aristote, Ockham, Leibniz, Kant, Nietzsche, Bergson, Köhler, Husserl, Heidegger. La plupart d’entre eux, suggère Günther Anders, ont négligé cette dimension essentielle de l’existence humaine, ou ne l’ont pas assez approfondie : comme l’animal, l’homme est pourtant bien un être instinctif – « l’enfant surtout » (p. 58) –, et il a un rapport direct et immédiat au monde, qui lui est en partie pré-donné de façon « a priori ». Et d’illustrer cette idée avec des exemples, classiques pour l’animal : « Le sphex trouve sans le chercher le centre nerveux de la proie qu’il paralyse, de même que l’oiseau migrateur trouve le sud » (p. 58) ; et aujourd’hui un peu déconcertants pour l’humain : « l’enfant sait le sein de la mère ; l’homme sait la femme » (p. 110) ; voire cocasses : « La verge (en tant que verge individuelle) est l’a priori du vagin (il est sa possibilité réelle, sa généralité réelle) » (p 116).
Mais évidemment, l’homme ne se limite pas à ses instincts : contrairement à l’animal, « être humain signifie ne pas se fier à l’instinct » (p. 113). Renversant la formule heideggerienne selon laquelle l’animal serait pauvre en monde [7], Anders écrit que c’est nous qui sommes « pauvres en instincts » (p. 303). Ayant un plus petit « coefficient d’intégration » (p. 59), l’homme est à la fois dans le monde, et extérieur ou – comme l’indique le titre du volume – étranger au monde : il est dans un rapport d’ « inhérence distancée » (p. 61) ; il est mal intégré au monde, peu taillé pour lui, mal ajusté, détaché, non fixé, en retrait, autant de manières de dire qu’il est libre, ou du moins plus libre que l’animal qui est « coextensif » au monde.
Günther Anders s’inscrit ainsi dans une tradition qui, depuis le mythe de Prométhée formulé par Protagoras (l’homme est originairement nu et doit donc acquérir le feu et la capacité technique pour survivre) [8] jusqu’à certaines analyses biologiques et éthologiques contemporaines (l’homme est néoténique : il conserve des caractères juvéniles peu développés toute sa vie), considère l’espèce humaine comme fondamentalement déficiente, démunie, inadaptée, attardée, excentrique, voire débile ou malade.
Mais Stern-Anders n’en reste pas là. Dans un jargon parfois un peu opaque, il propose, à partir de cette position d’extériorité au monde, une litanie de traits constitutifs de l’existence humaine – qui sont autant de différences avec l’animal, et par lesquels s’exprime sa liberté fondamentale : l’homme est un être capable d’avoir des expériences ; il a en face de lui une « nature » qu’il peut connaître ; il est capable de théorie ; il peut former des idées et des abstractions (Günther Anders développera plus spécifiquement ce point à partir de la fin des années 1930 dans un ensemble de textes d’inspiration résolument matérialiste : nos catégories logiques s’enracinent dans nos besoins) ; l’homme est par ailleurs capable d’expérience esthétique et de création artistique ; il est le seul animal doué de pratique ; il est un homo faber qui doit fabriquer son propre monde ; et il est aussi, bien évidemment, un être historique.
Jusque-là, rien de très original : Günther Anders reprend au fond les thèses humanistes traditionnelles qui glorifient les spécificités humaines (raison, science, technique, art, histoire), mais il les fonde, comme on l’a vu, sur une déficience fondamentale – son extériorité au monde. Plus originales sont en revanche les réflexions qu’il mènera sur ce qu’il appellera « l’ambiprésence » propre à l’homme (p. 353).
Car l’homme est capable de rendre présent ce qui ne l’est pas, et ainsi de transformer le non-être en être : notamment grâce à sa capacité de représentation (qui rend présent par l’image), mais aussi parce qu’il est un homo animal jacens – selon le titre d’un article non-daté –, c’est-à-dire un « animal jeteur ». Quand on jette quelque chose ou quand on se jette sur une proie, en effet, notre capacité de lancer consiste à transformer l’absent en présent, ou notre propre absence en présence, et ainsi « nous élargissons le champ de notre présence » : « alors que l’animal est condamné à se trouver là où il se trouve – à moins qu’il ne se lance lui-même de tout son corps sur l’absent (la proie) –, l’humain, lui, dispose d’un moyen ingénieux qui le rend capable d’être effectivement (c’est-à-dire par son effet) présent dans d’autres lieux, sans pour autant quitter le lieu où il se trouve » (p. 353). C’est ici que peuvent s’articuler les réflexions que Günther Anders a menées tout au long de sa vie sur ces étonnants objets philosophiques que sont les armes, la radio, la télévision, le téléphone, les fusées ou encore les satellites – autant de technologies qui bouleversent nos manières d’être présent ou de rendre présent dans le monde.
Inversement, écrit Günther Anders en 1930, l’homme peut aussi rendre absent ce qui est présent, et, par force de négation, transformer l’être en non-être : dans le mépris, l’adieu, l’arrachement, le renoncement, la destruction, ou encore dans le pardon « qui veut effacer ce qui a été » (p. 69). Ici sont en germe les réflexions qu’il prolongera quelques années plus tard, dans le style plus personnel et concis de ses Journaux [9], à partir de sa propre expérience de la guerre et de l’exil – comme si l’histoire européenne était venue rattraper les quelques évocations théoriques d’un jeune philosophe pour leur donner une réalité tragique.
D’une façon générale, certaines analyses un peu techniques prennent une autre dimension lorsqu’on les rapporte à la biographie d’Anders. Ainsi, par exemple, cette définition de la liberté donnée en 1937 sonne étrangement lorsqu’on sait que son auteur prit la route de l’exil quatre ans auparavant, après l’incendie du Reichtag, se retrouvant concrètement paria, déchu par Hitler de sa nationalité allemande, immigré, en fuite, d’abord à Paris et bientôt aux États-Unis, sans attache :
Être libre, cela signifie : être étranger ; n’être lié à rien de précis ; n’être taillé pour rien de précis ; se trouver dans l’horizon du quelconque : dans une attitude telle que le quelconque puisse être aussi rencontré parmi d’autres quelconques. Dans le quelconque, que je puis trouver grâce à ma liberté, c’est aussi mon propre moi que je rencontre ; de même, pour autant qu’il est du monde, il est étranger à lui-même. Rencontré comme contingent, le moi est pour ainsi dire victime de sa propre liberté. (p. 76)
Si les textes semblent parfois se répéter (Anders reprend et remanie des travaux préparatoires, articles et conférences), il est bon d’avoir en tête leur chronologie pour leur conférer, au-delà de cet aspect technique, une charge historique et biographique (que les éditeurs ne rappellent malheureusement pas toujours). C’est d’ailleurs ce qui fait tout l’extraordinaire de ce groupe de philosophes gravitant autour de l’école de Francfort : leur haute volée spéculative ne perd jamais de vue les affres de l’histoire. Et pour cause.
Très vite, un certain pessimisme va gagner le projet d’anthropologie philosophique. Anders identifie en effet plusieurs limites.
D’abord, l’objet même d’une telle anthropologie se dérobe : l’être humain apparaît comme artificiel et instable, fondamentalement libre et historique, il ne cesse de se redéfinir par la praxis, de se créer son propre monde, et il tend donc à se soustraire à toute essence. Dès 1936 Anders se ravise : « La question de savoir ce que l’homme est authentiquement est par conséquent posée à tort. » (p. 104). Et quarante ans plus tard, il insistera encore : « l’essence de l’humain n’est pas un concept théorique, c’est une preuve de peur. De la peur du changement, la peur du “ne-pas-rester-identique” » (p. 375).
Même en parvenant à distinguer une ou des differentia specifica, il serait de toute façon « philosophiquement puéril » d’en tirer une quelconque essence de l’être humain, comme l’a prétendu toute une partie de l’histoire de la philosophie depuis Aristote : « rien n’est plus stupide que cette habituelle équation implicite entre “essence” et “differentia specifica”. Cette équation est en fin de compte le fruit d’une manie bureaucratique et non philosophique de la classification de l’univers » (p. 374). La définition d’une essence de l’humain n’a de sens que dans un contexte théologique qui lui assigne une mission spécifique dans l’univers : « le pur athée tient la question de l’ “essence” pour absurde » (p. 359).
Tout ce qu’il est possible de faire c’est donc, au mieux, une « anthropologie négative », au double sens de la négativité : non pas dire positivement et définitivement ce qu’est l’être humain en son essence, exposer exhaustivement ses différents attributs – comme le jeune Anders-Stern a encore tenté de le faire –, mais, sur le modèle de la « théologie négative », tenter plutôt d’identifier négativement ses limites, ses lacunes, ses faiblesses, tel un médecin qui n’a pas besoin d’élaborer de théorie de l’humain bien portant pour reconnaître et traiter la morbidité. Ce qui mène alors certes à cette vision proprement négative et désespérée de l’homme que Günther Anders offre dans la plupart de ses ouvrages : un homme dépassé par ses propres produits, honteux, suicidaire, incapable d’agir moralement, etc.
Mais, surtout, Anders reconnaît que le projet même d’anthropologie philosophique relève d’une forme d’anthropocentrisme, tout aussi incongru que pourrait l’être encore le géocentrisme. La démarche n’est en soi pas plus pertinente que le serait, écrit-il ironiquement, une « pouxologie philosophique » pour les poux, ou « l’hippologie philosophique » pour les chevaux : « chaque être vivant, qu’il soit poux ou philosophe, est persuadé que l’espèce à laquelle par hasard il appartient est la plus importante de toutes, pour la simple raison que lui-même y appartient » (p. 383).
Mais le vieil Anders se formule alors une objection dans un faux entretien en 1988 : n’y a-t-il pas une forme de « schizophrénie », de « discrépance », de « contradiction », voire de « nihilisme inconséquent » à écrire d’une part qu’il est impossible – et de toute façon inutile – de définir l’être humain, et d’autre part d’en avoir parlé toute sa vie, certes pour se lamenter à son propos, mais surtout pour avertir contre sa disparition et son aliénation ? Comment s’intéresser aussi passionnément à l’être humain et dénoncer aussi radicalement l’anthropocentrisme ?
Anders y répond en distinguant d’abord une « raison théorique » (qui doit admettre l’insignifiance de l’être humain) et une « raison pratique » (qui doit tout faire pour le sauver), mais aussi, de façon un peu étrange, en brossant une sorte de portrait ironique de lui-même :
Vous êtes, s’écrit-il, comme des millions d’autres, ce qu’on appelle ici un « nice guy ». C’est-à-dire que vous êtes quelqu’un qui, malgré sa renommée de « penseur sérieux », ne prend pas tellement son sérieux au sérieux ; quelqu’un qui, par conséquent, ne se prend pas la tête, et ne prend pas la tête à ses semblables, avec la question de savoir si et comment la gentillesse peut être compatible avec la fâcheuse thèse de l’ « insignifiance métaphysique de l’humain ». (p. 396).
Surprenant bilan de la part d’un vieil homme de 86 ans, formé à la philosophie académique la plus sérieuse (comme en témoignent ses textes de jeunesse), et tourmenté toute sa vie par les sujets les plus graves. On aurait pourtant tort d’y voir un reniement ou un paradoxe. Car cette distance ironique, qui bascule parfois franchement dans l’humour – très présent dans l’œuvre de Günther Anders –, est aussi une condition pour y faire face.
par , le 25 avril
Cyril Legrand, « L’être jetable », La Vie des idées , 25 avril 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./Gunther-Anders-L-humain-etranger-au-monde
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[1] L’Obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, trad. C. David, Paris, Encyclopédie des Nuisances, 2002.
[2] L’Obsolescence de l’homme. Tome II : Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle, trad. C. David, Paris, Fario, 2011.
[3] Les traducteurs indiquent préférer l’emploi du terme « humain » [Mensch] pour mieux souligner son appartenance à une espèce parmi d’autres espèces animales, et parce que Günther Anders analyse aussi le phénomène de sexualisation qui différencie bien l’homme [Mann] de la femme.
[4] Et si je suis désespéré que voulez-vous que j’y fasse ?, Paris, Allia, 2001, p. 33.
[5] Il s’en explique dans l’entretien de 1977 : le directeur du journal dans lequel il écrivait tout type d’articles au début des années 1930 lui dit un jour : « Stop ! Ça ne peut pas continuer ainsi ! Nous ne pouvons pas sortir la moitié de nos articles sous la signature de Günther Stern ! » À quoi ce dernier répondit : « Eh bien ! vous n’avez qu’à m’appeler aussi autrement [anders] » (ibid., p. 35).
[6] Cf. Édouard Jolly, Étranger au monde. Essai sur la première philosophie de Günther Anders, Paris, Classiques Garnier, 2019, Introduction.
[7] Martin Heidegger, Les concepts fondamentaux de la métaphysique : monde, finitude, solitude, trad. D. Panis, Paris, Gallimard, 1992, §§46-48.
[8] Cf. Platon, Protagoras (320d), trad. F. Ildelfonse, Paris, GF, 1997.
[9] Notamment dans ses Journaux d’exil et de retour (trad. I. Kalinowski, Lyon, Fage, 2012) et dans Visite dans l’Hadès (trad. C. David, Bordeaux, Le bord de l’eau, 2014).