Anna Grzymala-Busse, professeur en sciences politiques, veut montrer le rôle qu’a joué l’Église médiévale dans la fondation de l’État moderne : un thème ancien dont le renouvellement se heurte à certaines limites.
Anna Grzymala-Busse, professeur en sciences politiques, veut montrer le rôle qu’a joué l’Église médiévale dans la fondation de l’État moderne : un thème ancien dont le renouvellement se heurte à certaines limites.
Le rôle du Moyen Âge dans la formation de l’État moderne européen n’est pas un thème nouveau. Les thèses traditionnelles selon lesquelles l’État serait né entre le XVIe et le XVIIe siècle, d’une part de la guerre et de l’impôt et d’autre part de la négociation entre les dirigeants et la société, ont été nuancées depuis longtemps et l’importance du Moyen Âge central dans ce processus est régulièrement réévaluée [1].
L’autrice se concentre toutefois sur un aspect particulier de cette genèse, puisqu’elle insiste sur le rôle de l’Église et de la Papauté. Elle l’affirme dès les premiers paragraphes de l’introduction : « L’Église a fortement influencé la formation de l’État européen, c’est-à-dire le processus par lequel les dirigeants accumulent et affirment leur autorité sur les populations et les territoires. […] Les monarques ont adopté les solutions administratives et les innovations conceptuelles propres aux papes. […] S’il existe de nombreuses façons de construire des États, l’État européen repose sur des “fondations sacrées”, façonnées par l’implication profonde des autorités religieuses ». L’adjectif « sacré » est à comprendre ici comme « religieux » et plus précisément « ecclésial », c’est-à-dire relatif à l’Église en tant qu’institution.
Cette thèse semble connaître un nouveau succès dans le domaine des sciences politiques. L’ouvrage d’Anna Grzymala-Busse s’appuie notamment sur les récents travaux du politiste danois Jørgen Møller, qui a publié en 2022, avec Jonathan Stavnskær Doucette, un livre intitulé The Catholic Church and European State Formation, AD 1000-1500. Mais là encore il s’agit d’un sujet ancien dans l’historiographie. Il a été traité à de multiples reprises par les médiévistes [2]. Il est dommage que ces travaux en italien, en français ou en allemand soient méconnus de l’autrice, car ils auraient pu servir de points de départ à sa réflexion. Il n’en demeure pas moins que Sacred Foundations peut constituer une porte d’entrée à ce thème pour celles et ceux qui seraient restés jusqu’à présent éloignés de ces enquêtes.
L’ouvrage propose un cadrage chronologique reposant sur une périodisation quadripartite assez classique. La première période envisagée (888-1054) est caractérisée par un contrôle plus ou moins affirmé de l’Église par les puissances laïques, en particulier par le Saint-Empire. Au contraire, la seconde époque (1054-1122) marque plutôt la libération de l’Église vis-à-vis de ces tutelles séculières, en lien avec la réforme grégorienne. Ce mouvement d’émancipation de l’Église trouve son aboutissement dans le XIIIe siècle (1198-1302) qui scelle son triomphe. L’autrice évoque enfin un long XIVe siècle (1302-1417) marqué par une recrudescence de la puissance des souverains séculiers qui imposeraient leur volonté au pape.
A. Grzymala-Busse montre à quel point la rivalité entre les souverains séculiers et les papes a conduit à trois phénomènes fondamentaux dans la création des États modernes : la différentiation entre l’autorité ecclésiastique et temporelle, la perpétuation de la fragmentation politique de l’Occident et le développement d’un discours sur la souveraineté. À côté d’analyses plus classiques, l’autrice tente notamment de montrer que la Papauté aurait contribué volontairement à la fragmentation politique de l’Occident, en particulier du Saint-Empire romain germanique, à travers les alliances qu’elle noue, les croisades qu’elle suscite et les conflits dans lesquels elle s’implique.
Après avoir étudié les logiques de conflits qui opposent les papes aux souverains séculiers et qui conduiraient à la fondation de l’État, l’autrice se concentre sur les mécanismes d’émulation. Cette émulation se fait imitation lorsque les royaumes copient les « technologies of governances » (chancelleries, chambres/trésors, instances judiciaires) mises en place par l’Église. La transmission de ces modèles à travers l’Europe donne lieu à une analyse chronologique fine (p. 80-81). Cette diffusion est dans un premier temps l’œuvre d’un personnel ecclésiastique qualifié. Outre les cardinaux, les légats et les évêques qui se déplacent de la cour pontificale vers les cours royales, les souverains font appel à une série de spécialistes et d’experts formés au sein de l’Église. Ce sont donc dans un premier temps des clercs qui façonnent les structures étatiques en Occident, avant d’être relayés par des experts laïcs formés dans des institutions que suscitent les souverains européens.
La naissance et la croissance du phénomène universitaire reposent en effet en bonne partie sur la volonté des papes comme des souverains laïcs de disposer d’un personnel administratif compétent. Le savoir-faire juridique est particulièrement valorisé dans le recrutement. La redécouverte du droit romain à l’université de Bologne dans la seconde moitié du XIe siècle se diffuse dans tout l’Occident et offre de nouveaux concepts et de nouvelles armes aux souverains séculiers pour appuyer leur pouvoir et faire valoir leurs droits vis-à-vis de la Papauté. Cette dernière produit quelques décennies plus tard un effort de systématisation du droit canonique, propre à l’Église, susceptible de soutenir ses revendications, y compris dans la sphère temporelle. Il faut certainement voir dans ces développements l’origine de la mise en place d’approches juridiques et normées dans la résolution des conflits.
Enfin, l’autrice tente d’évaluer le rôle joué par l’Église dans la création des parlements en Occident à la fin du Moyen Âge. Elle fournit d’abord le modèle d’institutions représentatives à travers les synodes, les conciles et les conclaves, qui réunissent à différentes échelles des responsables ecclésiastiques. Ces assemblées sont régies par un répertoire de règles et de domaines de compétence qui sont souvent repris à l’échelle des territoires souverains d’Occident. Par sa réinterprétation du droit romain, l’Église a également donné naissance à des concepts tels que le consentement des personnes, la représentation collective contraignante et l’universitas, terme qui signifie à l’origine la communauté capable de se régir elle-même. Ces pratiques et ces concepts sont diffusés dans la chrétienté par le clergé, surtout par les prélats, et débouchent sur la théorie du conciliarisme qui affirme l’autorité supérieure du concile sur le pape. Cette idée ancienne connaît son heure de gloire pendant le Grand Schisme (1378-1417), période au cours de laquelle plusieurs papes se disputent la légitimité. La réaction très vive de la Papauté vis-à-vis de ce courant politique, notamment sur le plan intellectuel, fournit des outils aux États européens naissants pour façonner ensuite l’absolutisme. Dans Il sovrano pontefice. Un corpo e due anime : la monarchia papale nella prima età moderna paru en 1982, Paolo Prodi avait déjà souligné le rôle de laboratoire tenu par l’Église, et en particulier par les États pontificaux, dans la formation de l’État moderne. Même s’il adopte une chronologie postérieure, puisqu’il centre son propos sur les Temps modernes qu’il fait débuter dans la seconde moitié du XVe siècle, les thèmes qu’il analyse, comme le droit ou l’administration curiale, recoupent largement ceux de Sacred Foundations. Il est d’ailleurs dommage que cet ouvrage ne traite pas de ces propositions qui ont fait date dans l’historiographie.
Dans la conclusion, A. Grzymala-Busse nuance fort à propos la thèse générale de son livre, en notant que la création de l’État moderne européen repose sur plusieurs facteurs. Si l’Église joue un rôle important dans ce processus, il est loin d’être unique. L’autrice propose aussi, de manière très intéressante, de renverser le paradigme ancien selon lequel l’État serait né des guerres modernes. Ce serait au contraire parce que les États ont su développer pendant le Moyen Âge des capacités administratives et financières qu’ils seraient en mesure de mener des guerres d’une ampleur plus large à l’Époque moderne.
Anna Grzymala-Busse n’est pas historienne de formation, on pardonnera donc ses approximations dans l’érudition. Son ouvrage ne repose pas sur l’analyse des sources historiques, mais plutôt sur une lecture attentive de la bibliographie récente, essentiellement anglo-saxonne, à laquelle elle applique des méthodes de sciences sociales [3]. Cet apport méthodologique constitue certainement la principale originalité de Sacred Foundations, même s’il soulève certaines questions. La démonstration s’appuie par exemple, à de nombreuses reprises, sur une analyse statistique fondée sur la régression linéaire par la méthode des moindres carrés ordinaire. Cette approche vient notamment appuyer une des thèses fortes du livre [4] : la fragmentation territoriale de l’Europe serait « le résultat d’une politique délibérée de l’Église visant à neutraliser la menace du Saint-Empire romain germanique […]. Les papes ont utilisé diverses tactiques pour déstabiliser et fragmenter le pouvoir des monarques qu’ils jugeaient hostiles » (p. 177). Ces tactiques auraient été mises en œuvre par la Papauté principalement par le biais des guerres par procurations, des croisades et des alliances géopolitiques. Toutefois la méthode des moindres carrés ordinaires semble difficilement applicable à ce domaine d’étude précis comme à d’autres phénomènes évoqués dans Sacred Foundations. Comment définir et compter les « conflits » dans lesquels la Papauté est impliquée au Moyen Âge central et à l’Époque moderne (p. 62) ? Comment définir et compter les frontières aux mêmes périodes ? L’entreprise est une gageure, aussi bien dans la définition (évolutive) des termes du sujet que dans la collecte des données. Les chiffres bruts sur lesquels se fonde le raisonnement proviennent de sources secondaires qui n’ont pas l’ambition d’être exhaustives. Ce type de méthode quantitative appliquée à des périodes aussi longues et à des sujets aussi larges paraît difficilement tenable à une époque où, l’autrice le signale elle-même, la conservation des sources est aléatoire.
Au-delà de ces difficultés méthodologiques, il semble ardu de transformer une corrélation statistique possible entre les conflits dans lesquels sont impliqués les papes et la fragmentation territoriale, en un rapport de causalité systématique. Dire que les souverains pontifes ont souvent utilisé la stratégie politique du divide et impera relève du truisme, mais cette stratégie correspond-elle à une entreprise de longue haleine menée à dessein en particulier contre les empereurs ? Il n’est pas certain qu’il faille essentialiser ainsi la politique pontificale sur plusieurs siècles, alors qu’elle apparaît sujette à des revirements très importants à chaque nouvelle élection sur le trône de saint Pierre.
Contre la thèse soutenue par ce livre, il est aussi possible d’affirmer, que les papes cherchent à œuvrer en faveur de l’unité de la chrétienté tout au long du Moyen Âge, étant entendu que, de leur point de vue, cette unité doit se réaliser sous la bannière pontificale. L’histoire de l’Occident médiéval correspond en bonne partie à une succession de conflits entre les papes et les souverains séculiers, en particulier l’empereur. Ces conflits contribuent certainement à créer une fragmentation politique en Occident, il n’en demeure pas moins que l’objectif final des papes est bien d’imposer sur la chrétienté unifiée un magistère, si ce n’est une autorité politique, à vocation universelle. À la lumière de la carte politique européenne du début de l’Époque moderne et de la construction concomitante d’États de plus en plus indépendants, cette tentative s’avère alors être un échec.
par , le 14 juillet 2023
Pierre-Bénigne Dufouleur, « Les racines ecclésiales de l’État moderne », La Vie des idées , 14 juillet 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./Grzymala-Busse-Sacred-Foundations
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[1] L’ouvrage de Joseph Strayer, On the Medieval Origins of the modern State, faisait figure de précurseur à sa parution en 1970. Par la suite, Jean-Philippe Genet a mené deux programmes de recherche sur ce sujet entre 1984 et 1993 au CNRS et à la Fondation européenne de la science.
[2] Par exemple dans État et Église dans la genèse de l’État moderne dirigé par Jean-Philippe Genet et Bernard Vincent en 2004.
[3] L’ouvrage se termine ainsi sur un long appendice intitulé « Data and Robusteness Tests » consacré aux méthodes utilisées.
[4] Voir chapitre 2 et début de la conclusion.