Les Lumières anglo-écossaises, et leur réflexion sur les conditions d’observation et d’expérimentation du monde social, seraient-elles à l’origine de la sociologie ? C’est l’hypothèse qu’explore C. Gautier dans un ouvrage suggestif.
À propos de : Claude Gautier, Voir et connaître la société. Regarder à distance dans les Lumières écossaises, ENS Éditions
Les Lumières anglo-écossaises, et leur réflexion sur les conditions d’observation et d’expérimentation du monde social, seraient-elles à l’origine de la sociologie ? C’est l’hypothèse qu’explore C. Gautier dans un ouvrage suggestif.
« Il faut considérer les faits sociaux comme des choses », c’est-à-dire les traiter comme des objets de connaissance qui nous sont extérieurs et offrent une résistance à notre intelligence. Cette première règle sociologique durkheimienne, formulée en 1895 [1], est bien connue. Mais qu’est-ce qui, historiquement, a rendu possible un tel discours de la méthode ? Est-ce la naissance de « l’homme » au XIXe siècle qui, selon Michel Foucault, n’existait pas avant cette date et qui serait apparu avec sa position essentiellement ambiguë « d’objet pour un savoir et de sujet qui connaît [2] » ? À cette hypothèse, Claude Gautier, dans son nouvel ouvrage Voir et connaître la société, préfère celle de l’émergence dès la première moitié du XVIIIe siècle d’un nouveau regard et d’une nouvelle distance qui, écrit-il, sont « des conditions nécessaires pour que le nouveau discours porté sur l’individu et la société soit une sociologie » (p. 28).
En d’autres termes, pour faire de la sociologie et « voir la société », il faut un certain nombre de conditions pragmatiques, notamment en termes de postures d’observation (p. 18). Sans prétendre que tout se jouait à cet endroit, l’auteur fait des Lumières anglo-écossaises dont il est spécialiste – et plus précisément des textes de Bernard Mandeville (1670-1733), David Hume (1711-1776), Adam Smith (1723-1790) et Adam Ferguson (1723-1816) – son « terrain » d’enquête privilégié pour retracer « l’élaboration et la délimitation de ce nouvel espace depuis lequel déployer une possible sociologie » (p. 385).
C. Gautier affirme ainsi que l’œuvre historienne de David Hume – son History of England (1754-1762) – relève de la sociologie : elle se veut en effet la constitution d’un savoir impartial de la société anglaise de l’époque romaine jusqu’à la Glorieuse Révolution de 1688, proche qu’elle est des faits et éloignée des histoires partisanes qui avaient cours jusqu’alors [3] :
Ainsi est-il possible de dire que l’histoire, comme savoir des sociétés modernes, devient, chez Hume, en raison des conditions qu’elle implique pour l’établissement du point de vue d’observation qui permet de l’écrire, un savoir positif relevant à juste titre de ce qu’on a choisi de désigner par le terme de sociologie (p. 380).
Certes, parler de « sociologie » au XVIIIe siècle risque de « faire émerger des questions ou des préoccupations qui ne sont peut-être pas celles des auteurs concernés » (p. 30) comme le reconnaît l’auteur lui-même. Cependant, cette forme d’anachronisme méthodologique est résolument assumée par l’auteur [4] et ne pose pas problème tant la question qu’il pose aux philosophes convoqués dans cet essai – à savoir, dans quelle mesure s’opère chez eux un renouvellement radical de la relation épistémique sujet-objet qui rend possible la vision, puis la connaissance, de l’homme en société – fait surgir des lectures tout à fait passionnantes de leurs écrits respectifs.
Ainsi en est-il de l’interprétation que C. Gautier propose (p. 215-222) de l’Introduction au Traité de la nature humaine (1739) dans les termes de la reconstruction d’une « distance nécessaire à l’expérience et à l’observation » des êtres humains, qui nécessite le refus de toute forme d’introspection. Selon David Hume :
Dans cette science [de l’homme], nous devons par conséquent glaner nos expériences par une observation prudente de la vie humaine, et les prendre telles que la conduite des hommes en société, dans leurs affaires et leurs plaisirs, les font paraître dans le cours ordinaire du monde [5].
Qu’est-ce, en effet, qu’expérimenter quand c’est l’homme qui est le sujet et l’objet de l’enquête ? Il est impossible à la science de l’homme de produire des expériences à volonté sur nous-mêmes ou sur les autres, contrairement à ce que nous pouvons faire en philosophie naturelle : une telle préméditation « troublerait tellement l’opération de [nos] principes naturels qu’il serait impossible d’en tirer une opération juste [6] ». Il faut alors, commente C. Gautier, « passer de l’“homme” à la “vie humaine” et fonder la consistance des observations sur des régularités que le “cours ordinaire du monde” ne manque pas de manifester » (p. 220).
Comment, par exemple, montrer que ces quatre passions sociales que sont l’orgueil, l’humilité, l’amour et la haine constituent des « systèmes de relations » qui priment sur les individus (p. 130), au sens où elles permettent aux « moi » de s’individuer, voire de se substantialiser sous le regard d’autrui et par l’intermédiaire des sensations de plaisir et de douleur [7] ? Justement en « glanant » des expériences que nous faisons en la compagnie d’autrui :
Première expérimentation. […] supposons d’abord, que, me trouvant en compagnie de quelque autre personne [being placed in company with some other person] […] nous regardions ensemble un caillou ordinaire ou quelque autre objet commun, qui n’est ni sa propriété ni la mienne, et qui ne cause, par lui-même, aucune émotion, aucune sensation indépendante de douleur ou de plaisir : il est évident qu’il ne produira aucune de ces quatre passions [8].
L’expérimentation sociologique, qui nous permet de connaître le fonctionnement des passions sociales, et de savoir par exemple que ce qui n’est ni relié aux « moi » ni ne cause de douleur ou de plaisir, est incapable de les produire, ne se fait donc ni par l’introspection – « l’écueil de l’identification au moi » – ni non plus par un regard surplombant depuis un point de vue de nulle part – « l’écueil de l’identification à Dieu ». Le regard sociologique est bien plutôt celui d’un « moi » en compagnie des autres, c’est-à-dire en compagnie d’autres « moi » (selves) : le sociologue est d’abord un individu socialisé comme les autres.
D’autres conditions pragmatiques sont cependant nécessaires pour que se forme un regard sociologique proprement dit, notamment, selon l’auteur, celle de naturalisation et qui concerne la conception que l’on se fait de la société elle-même :
[…] l’élaboration d’un nouveau regard porté sur la société [suppose] l’abandon d’un certain mécanisme. […] c’est ce passage d’un modèle mécaniste à un modèle naturaliste qu’il importe de repérer pour comprendre quelques-unes des conditions à l’institution du nouveau regard sur la société (p. 76, n.23).
Cette affirmation est, au premier abord, surprenante : une grande partie du travail de la sociologie depuis sa naissance n’est-elle pas, au contraire, de montrer que ce qui se donne pour naturel est en réalité une construction socio-historique, et ce pour en permettre la critique ? Mais ce n’est pas ce que veut dire C. Gautier. La condition pragmatique de naturalisation signifie selon lui que, pour que la société fasse l’objet d’un regard sociologique, celle-ci doit apparaître à l’observateur comme un ensemble qui forme un tout et qui ne dépend pas des décisions volontaires des hommes et de leurs projets conscients. Une « nature » donc, qui « en tant que chose extérieure [au sujet connaissant] devient susceptible d’être contemplée » (p. 13). En d’autres termes la société se manifeste à partir du moment où elle n’est plus conçue sur le modèle mécaniste ou artificialiste de la montre automatique ou de la machine mais se donne comme une nature, un monde, toujours déjà là et qui « déborde » (p. 20) sur les intentions des individus qui la composent.
Comment se donne à voir un tel « débordement » du social chez les auteurs étudiés dans ce livre ? L’intuition magistrale de C. Gautier est d’affirmer que cela s’opère principalement dans un déplacement du regard, qui se concentre désormais sur les conséquences et les effets des actions et interactions humaines qui, en tant qu’ils dépassent les intentions, voire les prévisions, des agents, s’autonomisent, comme une « nature » justement. Ce changement de regard, qui passe du moraliste – qui se concentre sur les intentions intérieures des agents –, au sociologue – qui se penche sur les effets extérieurs des actions –, fait ainsi, par exemple, que le « paradoxe » énoncé dès le sous-titre de La fable des abeilles (1714-1729) de Mandeville, à savoir que les vices privés font le bien public, n’en est plus un, dès que l’on regarde au bon endroit.
Ce changement de focale est à l’œuvre de façon paradigmatique dans l’analyse mandevillienne du luxe : « C’est une idée reçue [qu’il] est aussi préjudiciable à la fortune du corps politique tout entier qu’à celle de tout individu qui s’en rend coupable [9] », puisque, sur cette question, il faut « cesser de subordonner la nécessité à la stricte mesure de ce qui importe à l’individu isolé » (p. 291). Cette adoption du point de vue des effets, conséquentialiste, qui nécessite un véritable éloignement du regard pour adopter une perspective de surplomb sur « le corps politique tout entier », permet donc déjà à Mandeville, selon C. Gautier, de « tenir un discours nouveau portant sur le tout, discours que j’appelle sociologie » (p. 299).
Mais « il ne suffit pas de s’éloigner » pour que naisse un regard sociologique, comme le souligne à plusieurs reprises l’auteur (p. 273, 334), et, d’ailleurs, à trop s’éloigner des acteurs sociaux on risque aussi de se couper d’eux. Or la compréhension sociologique des interactions humaines nécessite également de se mettre à la place des individus concernés. La dernière condition pragmatique du discours sociologique est alors celle du principe de sympathie. La discussion de l’usage qui en est fait par David Hume et Adam Smith [10] occupe ainsi une large place dans le livre, notamment du fait de la méthode comparatiste qui est adoptée tout du long à propos de leurs doctrines.
C. Gautier montre alors de façon tout à fait éclairante que la sympathie, qui chez Hume était avant tout un principe de communication à l’identique des affections chez le spectateur, devient chez Smith, « un medium de modification de la nature et de la fonction du régime général des affections qui soutiennent les conduites individuelles […]. » (p. 163). Si la sympathie non seulement communique mais vient surtout transformer nos sentiments et nos opinions, c’est pour que le spectateur de nos émotions puisse se mettre imaginairement à notre place en comprenant notre situation. Il faut donc s’expliquer – par exemple donner la raison pour laquelle nous sommes en colère [11] – mais aussi atténuer, modérer la violence de nos passions pour les rendre intelligibles et acceptables. De ce fait, par un remarquable effet spéculaire, il faut nous mettre à la place de notre spectateur, afin que lui-même se projette dans notre situation. À tel point que l’on finit par ne plus savoir, dans ce théâtre des sentiments, qui est acteur et qui est spectateur, ce qui est peut-être une manière de définir le « social » :
De manière à produire cette harmonie, tout comme la nature enseigne aux spectateurs à se mettre à la place de la personne principalement concernée, elle enseigne également à cette dernière à se mettre, dans une certaine mesure, à la place des spectateurs […] [et qui] finit par éprouver quelque degré de détachement avec lequel elle sait qu’ils considèrent son sort [12].
On comprend alors en quoi la sympathie est bien cet opérateur de socialisation de nos passions et de nos opinions, et pas seulement leur transmetteur. Certes, mais si tout individu est socialisé, tout le monde n’est pas « sociologue » pour autant, même au sens large de quelqu’un qui prétend obtenir un savoir le plus impartial possible sur la société de son temps. Dès lors dans quelle mesure une forme de sympathie étendue et délicate, permet-elle, également, la construction d’un regard impartial nécessaire à la construction de toute science humaine ? Tel est sans aucun doute le point le plus difficile des systèmes de nos empiristes écossais, tel qu’ils sont reconstruits ici. C. Gautier s’y confronte avec brio (voir p. 340-352) en reformulant la question de la manière suivante : comment s’acquiert cette vertu artificielle – indissociablement morale et épistémique – d’impartialité ? Cependant, même si l’on parvenait à montrer que de la sympathie à l’impartialité la conséquence est bonne, cela ne permettrait pas encore de savoir en quoi le scientifique se distingue de n’importe quel agent socialisé.
Cette dernière remarque constitue plutôt une question que nous posons à ce livre, qui, ce n’est pas son moindre mérite, donne envie de (re)lire les œuvres de Mandeville, Hume et Smith avec un regard neuf, et ouvre un grand nombre de pistes de réflexions et questionnements – que n’avons pas pu tous mentionner – à la fois pour l’historien de la philosophie qui travaille sur les Lumières écossaises, et pour tous ceux qui s’intéressent plus généralement à l’épistémologie des sciences sociales ainsi qu’à leur proto-histoire [13].
par , le 9 décembre 2020
Sur David Hume :
• Claude Gautier, Hume et les savoirs de l’histoire, Paris, Vrin, 2005.
L’auteur y développe les questions de l’impartialité et de la modération de l’historien selon Hume, ainsi que des moyens de sa réalisation.
• Jacqueline Taylor, Reflecting Subjects. Passion, Sympathy and Society in Hume’s Philosophy, Oxford University Press, 2015.
Cet ouvrage est complémentaire de celui de C. Gautier, notamment parce que J. Taylor montre en quel sens les expériences sociales de Hume peuvent à bon droit être qualifiées d’expérimentations, ce qui ne va pas de soi.
Sur Adam Smith :
• Daniel Diatkine, Adam Smith. La découverte du capitalisme et de ses limites, Paris, Seuil, 2019.
Un autre ouvrage récent en français qui propose de sortir d’une lecture caricaturale de Smith et de la « main invisible » notamment. Ses rapports avec Hume sont aussi étudiés.
• Fonna Forman-Barzilai, Adam Smith and the Circles of Sympathy. Cosmopolitanism and Moral Theory, Cambridge University Press, 2010.
L’auteure distingue utilement trois cercles de cette pratique sociale qu’est la sympathie chez Smith : le cercle du soi, de la société et de l’humanité, ce qui permet d’aborder de façon originale la question du cosmopolitisme.
Vincent Boyer, « La sociologie au temps des Lumières », La Vie des idées , 9 décembre 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./Gautier-Voir-et-connaitre-la-societe
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[1] Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique (1895), Paris, Puf, 2004, p. 15. Cité p. 13.
[2] Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 323. Cité p. 18.
[3] C. Gautier cite (p. 366 et 372) le passage suggestif de la lettre de David Hume à Adam Smith du 28 juillet 1759 à propos de la réception d’un des volumes de son Histoire d’Angleterre : « On m’a dit que les whigs étaient à nouveau en rage contre moi, bien qu’ils ne sachent pas comment passer leur colère puisqu’ils sont contraints d’admettre tous mes faits [For they are constrain’d to allow all my Facts]. » (The Letters of David Hume, John Y.T. Greig (éd.), London, Oxford University Press, vol. 1, p. 313, trad. C. Gautier très modifiée).
[4] Voir p. 101, 288 et 319. C. Gautier parle à plusieurs reprises au sujet de sa méthode de « stylisation » (p. 24, p. 209), voire de construction « idéal-typique » des doctrines (p. 288, note 28).
[5] David Hume, Traité de la nature humaine, livre I, L’entendement (1739), trad. Ph. Baranger et Ph. Saltel, Paris, GF, 1995, p. 37 (souligné par C. Gautier). « Conduite des hommes en société » traduit ici « men’s behaviour in company », mais l’on trouve dans le Traité l’expression « men united in society », les hommes unis en société, qui dépendent les uns des autres, et que la politique doit prendre pour objet (Ibid., p. 33).
[6] Ibid., p. 37. Il s’agit des principes de la nature humaine, notamment les principes de sympathie et de comparaison.
[7] Par l’intermédiaire de ces passions « le “moi” devient auteur, acteur, ou spectateur de mouvements affectifs qui le relient à d’autres moi » (p. 120).
[8] David Hume, Traité de la nature humaine, livre II, Les passions (1739), trad. J.-P. Cléro, Paris, G.-F., 1991, p. 178. C. Gautier montre de façon très convaincante que ce livre des passions est « le livre de la naissance de l’intersubjectivité » (p. 120). On aurait aimé cependant qu’il explicite davantage les relations conceptuelles entre « intersubjectivité » et « socialité » : le social est-il réductible à l’intersubjectif ?
[9] Bernard Mandeville, La fable des abeilles, ou les vices privés font la vertu publique (1714), première partie, trad. L. et P. Carrive, Paris, Vrin, 1974, p. 90-91. Cité p. 290.
[10] La sympathie est, chez Hume et Smith, un « principe » en un sens épistémique, puisque son recours permet de rendre compte de la plupart des phénomènes moraux et sociaux, mais sans que les deux s’interrogent sur les causes de cette propension à entrer dans les sentiments d’autrui. Voir, pour une comparaison entre l’école sentimentaliste écossaise et l’école matérialiste française, l’excellent volume autour des Lettres sur la sympathie (1798) de Sophie de Grouchy (1764-1822), éd. par M. A. Bernier et D. Wilson, Voltaire Foundation, University of Oxford, 2010.
[11] « Le comportement furieux d’un homme en colère est plus susceptible de nous exaspérer contre lui que contre ses ennemis. Parce que nous sommes ignorants de la provocation qu’il a subie […]. », Adam Smith, Théorie des sentiments moraux (1759), trad. M. Biziou, C. Gautier et J.-F. Pradeau, Paris, Puf, 1999, p. 27. Cité p. 170.
[12] Ibid., p. 46. Cet effet miroir et atténuateur de la sympathie était en réalité déjà noté par Hume : « Nous pouvons remarquer que les esprits des hommes sont les miroirs les uns pour les autres […] parce que ces rayons de passions, de sentiments et d’opinions peuvent être renvoyés plusieurs fois et s’atténuer par degrés insensibles. » (Traité de la nature humaine, livre II, op. cit., p. 213).
[13] Il est aussi possible de déceler dans cet ouvrage les linéaments d’un autre livre, plus polémique, sur une autre histoire possible du libéralisme. Selon l’auteur les lectures néo-classiques ont fait un usage idéologique et déformant de ces philosophes des Lumières, par exemple de la métaphore smithienne de la main invisible, qui n’est, selon lui, qu’une manière de désigner des effets non-intentionnels des actions humaines et non un mécanisme producteur d’un ordre économique (p. 180, 191, 318-319).