L’histoire s’écrit en lien avec les grands enjeux du moment. L’historiographie de l’Europe nous en fournit, depuis un quart de siècle, une éclatante illustration. La fin du « rideau de fer » et les perspectives d’élargissement ont fait apparaître à partir des années 1990 quantité d’histoires de l’Europe. C’était initialement dans la perspective plus ou moins explicite de légitimer une unification récente par la conscience restituée d’une unité dans la longue durée. Mais l’Union, à peine avait-elle pris une dimension continentale, a été mise en question par des revendications nationalistes et souverainistes de plus en plus virulentes. Alors que l’avenir de l’Union semble de plus en plus incertain, le glas a-t-il sonné pour les histoires de l’Europe ? Publié l’année suivant la victoire du leave au Royaume-Uni, le volumineux ouvrage dirigé par Étienne François et Thomas Serrier livre d’importants éléments de réponse. Les maîtres d’œuvre de l’ouvrage ont clairement foi en un patrimoine commun, fondement d’un futur collectif à construire, ainsi que le signale le titre Europa. Notre Histoire, l’héritage européen depuis Homère Mais là s’arrête l’analogie avec les histoires nationales, telles qu’elles furent écrites à partir du XIXe siècle pour susciter et entretenir les consciences d’appartenance. L’objectif ici n’est plus de mettre en évidence une unité profonde et une continuité à travers les âges, comme dans les histoires nationales.
L’Europe, laboratoire du transnational
Les histoires de l’Europe post-1989, même si leurs premières réalisations ont été marquées par la transposition au niveau continental des principes des histoires nationales, sont très rapidement devenues un terrain d’expérimentation privilégié pour le dépassement du « nationalisme méthodologique ». Le lancement des agences et des programmes de recherche européens a favorisé le développement de nouvelles perspectives historiographiques, impliquant la réflexion sur la production des histoires nationales et les conditions de passage au niveau transnational [1]. L’internationalisation des réseaux et des bibliographies a révélé les lacunes des investigations tenant le cadre national pour limite d’évidence. Au même moment, le franchissement de plus en plus aisé des frontières, le développement d’Internet et la numérisation des textes transformaient radicalement l’espace physique et mental de la recherche. La collaboration entre universitaires de différents pays était jusqu’en 1989 rare, plutôt bilatérale, lente et difficile : elle est devenue la règle. Elle a fait émerger de nouveaux modes d’approches, transnationaux par la définition des objets, des concepts, des sources. La critique épistémologique et idéologique des « grands récits » structurant les histoires nationales et leurs vulgarisations a suscité de nouvelles écritures de l’histoire. L’Europe est donc devenue, depuis deux décennies, un terrain d’expérimentation historiographique.
Europa. Notre Histoire est issue de ces transformations. Fruit d’un atelier collectif ayant requis 109 auteurs, dont un quart seulement de Français, l’ouvrage rassemble 152 textes sur près de 1400 pages. Résolument transnationales, les approches relèvent essentiellement de l’histoire culturelle – en grande expansion dans les dernières décennies –, qui a été moins étroitement associée au cadre national que l’histoire politique.
Polyphonie
Dans les années 2000, Étienne François, spécialiste d’histoire allemande, avait co-dirigé les Lieux de mémoire allemands [2], en référence explicite à la série des Lieux de mémoire éditée par Pierre Nora entre 1984 et 1992. En 2012, en collaboration avec Thomas Serrier, autre spécialiste d’histoire allemande, il a publié des Lieux de mémoire européens sous forme d’un numéro de la Documentation photographique [3]. L’essai de 64 pages a été considérablement amplifié et transformé. L’objectif de Europa. Notre histoire ne se limite pas à identifier des lieux de mémoire à valeur continentale. « Unie dans la diversité » : la devise retenue pour l’Union européenne depuis l’année 2000 correspond à la perspective d’appréhension de son passé proposée dans l’ouvrage. Contre la linéarité du récit historique national est privilégiée une approche polyphonique, à partir d’un vaste éventail thématique. Ulysse, la kalachnikov, la peste et le loup, les bibliothèques, la lingua franca, les barricades : la variété fait de ce monumental volume un bonheur de lecture. La démarche est d’ailleurs similaire dans une autre œuvre monumentale consacrée à l’Europe et publiée peu après : L’Europe, encyclopédie historique [4] , sous la direction des historiens Christophe Charle et Daniel Roche, qui offre 620 articles sur 2397 pages. Les deux ouvrages traitent cependant différemment la temporalité. L’Europe, encyclopédie historique, après une première partie intitulée « Fondements et Permanences » réintroduit une présentation chronologique classique associée à des thématiques : « L’Europe médiévale », « Naissance et Renaissance des Europes », « L’Europe des guerres, des réformes et des Lumières », « L’Europe des discordances depuis la fin du XVIIIe siècle ». En revanche, la composition de Europa. Notre histoire s’affranchit dans son organisation des grandes divisions chronologiques. Les dates sont absentes des titres de parties ou de contributions, hormis pour 1968 et 1989 qui se réfèrent moins aux événements qu’à leur mémoire. Dans chaque partie, les règles d’unité de temps ou de lieu, classiquement pratiquées dans les ouvrages historiques, sont abandonnées au profit d’un ordonnancement thématique. Au fil des textes alternent les nappes mémorielles et les fragments temporels. Certains thèmes traités relèvent de la longue durée (les campagnes, l’amour, la mort), d’autres de la temporalité moyenne (les musées, les émotions du stade) ou du temps court (la dissidence, le maoïsme). Le traitement de l’espace est aussi multiscalaire : restreint et multiple (la place, le musée), il a aussi parfois dimension d’une ville-carrefour (Prague, Venise, Vilnius) ou du monde (les « partages » d’autres continents opérés par les puissances européennes). Le lecteur peut être de prime abord déconcerté par des enchaînements qui rompent délibérément avec les taxinomies usuelles (les universités, l’opéra, Hollywood, la cuisine). Il est en fait incité à la sérendipité et au plaisir de nouveaux cheminements intellectuels. Des appropriations de Shakespeare aux figures du diable, de don Quichotte au Swinging London, des croisades à la citoyenneté sociale se dessinent les cartographies d’un dense maillage de voies européennes.
La mémoire collective est faite de passés vivaces, réappropriés dans des temporalités plus ou moins longues. Mais d’autres se sont éteints brusquement. Au titre de ces passés révolus figure en fait la révolution, souligne Enzo Traverso. 1989, rappelle-t-il, fut dans l’Europe communiste une révolution visant à la reconquête du passé et non plus à la création d’une utopie. « Le rideau est alors tiré » sur deux siècles de passions révolutionnaires, la révolution devient un passé qui ne palpite plus dans le présent (p. 1166). Marx-Engels, pas plus que l’internationalisme ni le communisme, ne sont retenus dans le volume comme composantes de « l’héritage européen depuis Homère ».
Une histoire mondiale de l’Europe
Les franchissements de frontières historiographiques n’impliquent pas de nier l’importance dans le passé européen des frontières politiques et religieuses. Le livre s’ouvre par la mémoire des guerres du XXe siècle comme fondement de l’Europe actuelle. Jamais unifiée politiquement jusqu’à une date récente, à la différence de la Chine, l’Europe a été au fil des siècles profondément divisée. Son unité, issue de deux Guerres mondiales et de la guerre froide, a été imaginée comme promesse de paix. In varietate concordia : la version latine de la devise européenne sonne comme le dépassement d’affrontements internes. Mais à l’heure où l’identité européenne est de plus en plus souvent définie par opposition à ce qui constituerait une altérité irréductible et menaçante, en l’occurrence l’Islam, l’ouvrage revient, par plusieurs contributions, sur l’intrication en longue durée de l’Europe et de l’Islam. C’est dans la Chronique mozarabe de 754 qu’apparaît le terme « Européens » pour désigner les troupes de Charles Martel. Et John Tolan souligne dans sa contribution que :
l’Europe, semble-t-il, devint Europe en association et par opposition avec l’islam, conçu à la fois comme une religion “abrahamiqueˮ proche et rivale du christianisme et comme une civilisation susceptible de séduire comme de repousser les Européens qui l’observaient. (p. 388)
Mahomet, régulièrement dénoncé depuis les croisades comme faux prophète ou hérésiarque fourbe, a été aussi reconsidéré par de nombreux auteurs du XIXe siècle (Goethe, Lamartine, Carlyle) comme héros visionnaire et législateur.
L’histoire de l’Europe, de fait, ne peut être abstraite d’une histoire globale, à tous niveaux. Un petit pot de gingembre chinois dans un tableau de Vermeer (p. 1288) montre que la vie domestique de la bourgeoisie flamande au XVIIe siècle porte la marque du commerce pratiqué par la Compagnie néerlandaise des Indes orientales. Les Européens, certes, se sont octroyés une position de singularité et de domination en définissant l’histoire du monde par rapport à eux-mêmes : « découverte » des autres continents, application d’une toponymie aux territoires colonisés, imposition universelle du calendrier grégorien, etc. Mais la recherche historique récente s’est enrichie d’études montrant la nécessité de mettre en question l’autarcie aussi bien que la supériorité européennes. La dernière et ample partie de Europa. Notre Histoire esquisse donc un dépassement du « continentalisme méthodologique » sous l’intitulé « Mémoires-monde », en écho à « l’économie-monde » avancée par Fernand Braudel.
Étienne François et Thomas Serrier l’ont bien souligné dans le prologue qu’ils ont donné au volume : leur propos n’était pas de livrer une définition de l’Europe, mais d’éveiller la curiosité et de susciter le débat.
Reliées par une multiplicité de jeux de miroirs, les mémoires européennes ne sauraient exister indépendamment les unes des autres. Loin d’être figées, elles ne vivent que par ceux qui les portent ; en recomposition permanente, elles seront ce que nous en ferons. (p. 16)
Le grand atelier de recherches historiennes sur l’Europe, bien vivant, témoigne d’un beau potentiel d’innovation en matière d’approches et d’écritures. L’expérience engagée, par la richesse des réflexions et des résultats produits, incite à poursuivre l’entreprise et relever d’autres défis intellectuels. Quoi qu’il advienne de l’Union européenne, l’histoire de l’Europe reste d’actualité.
Étienne François et Thomas Serrier (sous la direction de), Europa. Notre Histoire, l’héritage européen depuis Homère, Paris, Les Arènes, 2017, 1385 p., ISBN 978-2-35204-603-5 (réédition abrégée Flammarion, collection « Champs Histoire », 2019, 672 pages, ISBN 978-2081479401).