Recensé : Michel Foucault, Le Gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France, 1982-1983, éd. établie sous la dir. de François Ewald et Alessandro Fontana, par Frédéric Gros, Paris, Gallimard / Le Seuil, « Hautes Etudes », 2008, 382 p.
Le Gouvernement de soi et des autres s’ouvre sur une pièce célèbre, l’analyse de Was ist Aufklärung ? de Kant, « texte pour moi un peu blason, un peu fétiche », dit Foucault le 5 janvier (p. 8). Il s’agit là de la première édition, à proprement parler, de ce qui n’était jusqu’ici connu que par le texte de la communication du 27 mai 1978 à la Société française de philosophie (« Qu’est-ce que la critique ? »), paru dans le Bulletin de cette dernière et non repris dans les Dits et écrits [1], ou éventuellement par le texte publié dans le Magazine littéraire en mai 1984, un mois avant la mort de Foucault. Cet article, hommage anticipé et événement de publication, était précisément issu des leçons de janvier 1983 au Collège de France. On dispose donc maintenant de l’analyse complète et autorisée de « l’ontologie de l’actualité ». Mais cette mise à disposition donne aussi un contexte à cette analyse, et soulève par là même de nouvelles interrogations : quel lien y a-t-il entre cette « ontologie de l’actualité », également appelée par Foucault « ontologie de nous-mêmes », et ce à quoi, une fois passé le « blason » initial, l’essentiel du cours de 1982-1983 est consacré, à savoir la « dramatique de la vérité » ? Comment la réflexion, à partir de l’opuscule de Kant, sur l’actualité des Lumières pour « nous », présentée (p. 8) comme « pas exactement un excursus : un petit exergue », mais que sa position en ouverture du cours constitue forcément en clé de lecture de l’ensemble, s’articule-t-elle aux exégèses de l’Ion d’Euripide, ou de la septième lettre de Platon, qui élaborent cette dramatique de la vérité ?
La vérité en politique
Le lien est à chercher d’abord dans la pratique d’enseignant de Foucault. Pour le public du Collège de France, il lit et commente souvent longuement des textes, celui de Kant, puis ceux d’Euripide et de Platon, ainsi que d’autres de Plutarque (qui raconte la confrontation entre le philosophe et le tyran Denys de Syracuse, scène exemplaire de la parrêsia, le « courage de la vérité »), Polybe ou Thucydide. Ces explications de texte lui permettent de rapporter le déplacement historique du parler-vrai antique – peu à peu transformé à l’époque de Platon, et avec Platon, d’attribut et devoir du citoyen athénien qu’il était, en nécessaire aide du sage au Prince – à une question qui traverse jusqu’à nous ces expériences politiques, dans leurs différences mêmes : la question du surgissement et de l’incidence de la vérité en politique. A la page 168, c’est encore de la démocratie athénienne que Foucault parle, en conclusion d’une analyse de la différence entre bonne parrêsia, définie à partir des discours de Périclès chez Thucydide, et mauvaise parrêsia, comprise à l’aide d’Isocrate comme faux discours vrai qui flatte les opinions dominantes pour assurer la sécurité de l’orateur. Il commente alors :
« Eh bien, à une époque, la nôtre, où on aime tant poser les problèmes de la démocratie en termes de distribution du pouvoir, d’autonomie de chacun dans l’exercice du pouvoir, en termes de transparence et d’opacité, de rapport entre société civile et État, je crois qu’il est peut-être bon de rappeler cette vieille question, qui a été contemporaine du fonctionnement même de la démocratie athénienne et de ses crises, à savoir la question du discours vrai et de la césure nécessaire, indispensable et fragile que le discours vrai ne peut pas ne pas introduire dans une démocratie, une démocratie qui à la fois rend possible ce discours vrai et le menace sans cesse. »
La dramatique de la vérité constitue l’analyse de ces « faits de discours qui montrent comment l’événement même de l’énonciation peut affecter l’être de l’énonciateur » qui a le courage de dire vrai et de se lier, par un libre choix, à l’énonciation risquée de la vérité (p. 66). Elle rejoint bien l’ontologie de l’actualité, à travers l’injonction de penser par soi-même (« sapere aude ! ») que le texte du Was ist Aufklärung ? énonce sur un mode de plus en plus manifestement paradoxal au fur et à mesure de son déroulement, à travers l’éloge du pouvoir libérateur du roi de Prusse.
De la philosophie des actes de langage au langage en acte
L’importance de ce cours, attendu, en partie connu avant sa publication, permet d’aller droit vers la question de l’usage qui peut en être fait aujourd’hui. Alors que toute une lignée de travaux inspirés par les leçons des dernières années de Foucault s’est attachée à développer une histoire des liens entre culture philosophique de sa propre âme et formation de celle du (bon) prince, ainsi rendu capable de bien gouverner, il apparaît ici que ces questions d’histoire intellectuelle, moins fécondes que d’autres qu´il posait en 1982-1983, n’étaient probablement plus centrales pour lui à ce moment. En un sens, le cours de 1982-1983, à travers la « dramatique de la vérité », fait retour vers des textes plus anciens de Foucault, L’Ordre du discours au premier chef, qui présentait ainsi l’émergence historique de « l’opposition du vrai et du faux » :
« Chez les poètes grecs du VIe siècle encore, le discours vrai – au sens fort et valorisé du mot – le discours vrai pour lequel on avait respect et terreur, celui auquel il fallait bien se soumettre, parce qu’il régnait, c’était le discours prononcé par qui de droit et selon le rituel requis ; […] c’était le discours qui, prophétisant l’avenir, non seulement annonçait ce qui allait se passer, mais contribuait à sa réalisation, emportait avec soi l’adhésion des hommes et se tramait ainsi avec le destin. Or voilà qu’un siècle plus tard la vérité la plus haute ne résidait plus déjà dans ce qu’était le discours ou dans ce qu’il faisait, elle résidait en ce qu’il disait : un jour est venu où la vérité s’est déplacée de l’acte ritualisé, efficace, et juste, d’énonciation, vers l’énoncé lui-même ; vers son sens, sa forme, son objet, son rapport à la référence. Entre Hésiode et Platon un certain partage s’est établi, séparant le discours vrai et le discours faux ; partage nouveau puisque désormais le discours vrai n’est plus le discours précieux et désirable, puisque ce n’est plus le discours lié à l’exercice du pouvoir. Le sophiste est chassé. » [2]
Le bannissement du sophiste se retrouve dans Le Gouvernement de soi et des autres, lorsque Foucault revient, à la fin du cours, sur l’opposition platonicienne entre rhétorique et philosophie (leçons des 2 et 9 mars). La nouveauté de la « dramatique de la vérité », à travers la reprise de la même histoire, se trouve dans l’insistance qu’elle met à se dégager de toute pragmatique, de toute philosophie des actes de langage, et en vérité de toute philosophie du langage : la parrêsia n’est pas le performatif. A la place, ce sont les conditions d’une réflexion sur le discours comme événement, comme faire, comme action nécessairement située qui sont mises en place : on lira dans ce sens les propositions sur le « réel de la philosophie », sur le discours philosophique comme tâche, ergon, et non pas comme simple logos, p. 209 et suivantes. Il ne faut pas se hâter de déplorer que Foucault coupe ici l’analyse du discours de celle de ses conditions sociales et donc historiques, ni de remarquer que la liste des personnages susceptibles de faire l’objet d’une étude « dramatique » (« le prophète, le devin, le philosophe, le savant », p. 66) est constituée de figures pourvues d’un statut, donc que l’on peut renvoyer à une pragmatique. L’essentiel, dans ce cours où il apparaît pleinement, résolument et délibérément comme philosophe, se situe ailleurs, dans l’élan que la réflexion sur le « courage de la vérité » réussit à prendre, hors de l’« histoire des systèmes de pensée », vers une autre histoire possible, celle-ci sans clôture : une histoire de la pensée, de la parole, de la vérité en acte.