Issu d’enquêtes croisées menées au cœur des milieux lobbyistes et de leurs relais, Les gardiens de la raison porte sur l’intrication toujours plus dense des enjeux de connaissance et des enjeux politiques et économiques. Forts d’années d’expériences passées à suivre les tribunes publiques et déploiements médiatiques lors desquels des contenus de science se retrouvent « capturés » (p. 11) par des représentants industriels, les trois auteurs, journalistes au Monde pour deux d’entre eux, sociologue à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales pour le troisième, rendent compte, de manière engagée, de ce qui, aujourd’hui, complique et opacifie les mondes informationnels. Parfaitement assumé, le ton, indigné tout autant qu’accablé, donne au travail d’enquête et de documentation une texture singulière. Quelque chose doit être énoncé, et doit être énoncé clairement ; quelque chose doit être dénoncé, des noms, des réseaux doivent être exposés pour « dire ce qu’il en est de ce qui est » (Boltanski 2012 : 22) et donner de l’importance à ce qui est en train d’arriver. Parce que, si la logique n’est pas nouvelle et que beaucoup a déjà été écrit sur les opérations par lesquelles de grands groupes industriels retournent des savoirs à leur convenance, les auteurs convainquent ici qu’« un degré supplémentaire a été atteint dans la manipulation de l’autorité de la science à des fins d’influence » (p. 11). Une ligne a été franchie, et ce dépassement inquiète : « il ne s’agit plus seulement de commanditer des études à publier dans les revues savantes pour influencer le décideur public tenté d’interdire un produit », mais de « prendre position » et « prendre possession » dans l’espace même de la médiation scientifique (p. 12) pour brouiller les cartes de ce qui se sait.
Savoir raison garder
Cela semble s’épanouir à son aise partout où la stabilisation d’un savoir scientifique est susceptible de porter ou au contraire d’entraver des développements industriels : glyphosate, OGM, lignes à haute tension, vaccins, bien sûr changement climatique. Cela a à voir avec des environnements toxiques, qui seraient comme les effets non désirés de nos modernités progressistes, mais pour lesquels on ne pourrait penser d’autres lignes d’horizon que le progrès lui-même. S’il semble aujourd’hui compliqué d’invoquer la notion de progrès pour justifier des risques que nous encourons, collectivement, à bidouiller la nature, c’est pourtant sur cette ligne de crête, que se situent et travaillent ceux que les auteurs appellent cyniquement les « gardiens de la raison ». Il faut reconnaître que l’expression est confondante puisqu’elle cherche à restituer le fait que des groupes d’intérêts économiques aujourd’hui se retrouvent alignés avec des mouvements rationalistes dont l’histoire est beaucoup plus ancienne. À ces derniers, Sylvain Laurens a récemment consacré un ouvrage (Laurens 2019) dans lequel il reconstitue les conditions sociales et intellectuelles de l’engagement public des savants en faveur de la science et du rationalisme. Dans ce nouvel ouvrage collectif, il s’agit, pour les trois auteurs, de montrer comment la défense de la science et de la raison est invoquée, mobilisée, instrumentalisée, par des lobbyistes masqués derrière des ONG pour réconcilier coûte que coûte les technologies et développements industriels avec l’épanouissement individuel et social. Par d’habiles manœuvres de retournement, les mouvements environnementalistes se retrouvent ainsi accusés d’obscurantisme : ils ne sauraient pas – et preuve en serait que leurs propos et domaines de luttes seraient empreints d’émotions qui, inéluctablement, les rendraient aveugles et sourds à la raison. Un très ancien motif se joue là, qui associe la science à la neutralité, l’objectivité, la froideur d’un esprit qui sait maîtriser ses émotions et les tenir à l’écart. La partition entre raison et émotion est d’origine ancienne et l’histoire des sciences montre que l’espace même des laboratoires, nés au XVIIe siècle, avait été conçu précisément pour filtrer le champ des émotions (Shapin & Schaffer 1993 ; Despret 1999). Et c’est encore le caractère inconciliable de la raison, destinée à conduire et tenir le monde, et de l’émotion, qui le fait vaciller pour la joie des poètes, qui servira bien plus tard à discréditer Rachel Carson à la parution de son livre Printemps silencieux en 1962. Les auteurs rappellent combien les propos de la biologiste, qui rendaient saillant l’impact dévastateur de l’agrochimie sur les environnements, avaient été largement dénigrés au motif de leur charge « émotive » : « la dangereuse réactionnaire […] allait rétrograder la société moderne vers un nouveau Moyen-Âge gorgé de parasites, de vermines, de récoltes dévastées et de maladies mortelles » (p. 19). Mais plus que ce rappel historique, les auteurs montrent admirablement comment la disqualification de Carson a essaimé depuis, au point que « l’hystérie » dont on l’accusait devienne l’un des principaux recours des gardiens de la raison pour abattre les études environnementalistes : hystérique, le Centre international de recherche sur le cancer (Circ) quand il classifie le glyphosate « cancérogène probable » pour l’homme (p. 22) ; hystériques et obscurantistes, les anti-nucléaires ; hystériques et irrationnelles, les conclusions du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) ; hystériques, donc, tous ces « marchands de peur » qui, par ce qu’il est convenu d’appeler de la précaution, s’interrogent sur les bien-fondés et les conséquences inexplorées d’un certain nombre de développements technologiques et industriels… À tous ceux-là, qui dévoieraient la science, les « gardiens de la raison » rétorquent qu’il ne peut y avoir d’entrave au progrès et au libre exercice de la pensée argumentée. Jusque-là, c’est facile : entendre sonner le glas de l’hystérie dans la presse ou les médias devrait suffire à allumer en chacun de nous un voyant d’alerte et nous inviter à réfléchir : que se passe-t-il ? de quelle nature, précisément, est l’information ainsi disqualifiée ?
Un véritable écosystème
« La caution rationaliste représente en France un levier puissant dans la propagation des idées », écrivent les auteurs, qui poursuivent : « Plus les chaînes de légitimation sont longues entre l’industrie et leurs relais, et plus l’opération de communication s’avère efficace. Plus les porteurs du message semblent désintéressés et pleins de bonne volonté, et plus leur message sonne vrai et peut essaimer » (p. 78). Pour s’en convaincre, il n’est qu’à lire la chaîne particulièrement éloquente qu’établissent les auteurs lorsqu’ils parlent du glyphosate : des industriels et leurs organisations représentatives (comme Monsanto), qui ont leurs relais professionnels (comme les chambres d’agriculture, ou le Syrpa, « réseau des agro-communicants »), leurs communicants privés et leurs consultants, leurs experts et leurs think tanks, leurs institutions ou associations de référence (comme l’Académie d’agriculture ou l’Association française pour l’information scientifique – Afis), leurs plates-formes de diffusion (comme la revue Science & pseudo-sciences). Tout cela forme « un groupe cimenté par des évidences surgelées [qui] défend la rationalité virile de la science » (p. 40) à coups répétés de Twittes, de blogs, d’articles diffamants. L’« écosystème des gardiens autoproclamés de la science » (p. 99) est ainsi configuré pour raconter et faire largement circuler ce que les auteurs appellent des « fables » : ainsi de l’interdiction du pesticide DDT qui aurait eu pour conséquence la résurgence mortelle du paludisme (p. 68) ou de la réticence à distribuer des produits chlorés au lendemain du tremblement de terre à Haïti en 2010, qui aurait causé la mort par choléra de milliers de gens (p. 86). Distordant les résultats d’enquête, confondant consensus réglementaire (souvent le résultat d’une négociation avec les industriels mêmes dont les objets sont soumis pour réglementation) et consensus scientifique (p. 109), en appelant à des sophismes tels que « la dose fait le poison » (qui masque, par sa simplicité, le fait que de nombreuses substances agissent « sans seuil », toute exposition, aussi minime soit-elle, pouvant induire des effets délétères), faisant « de la prudence un crime en puissance » (p. 92), les rationalistes mordent sur la réalité et la troublent systématiquement. Dans la palette des outils qu’ils ont aujourd’hui à disposition, la technique du ghost-writing, qui consiste, pour une firme, à recourir à des scientifiques sans lien apparent de subordination avec elle pour signer des articles dans des revues scientifiques, apparaît finalement comme la moins subtile. La figure du fact-checker, quant à elle, qui a à charge de vérifier les dires d’une personne, contient une certaine perversité du fait même que tout le monde y a maintenant recours : au royaume des fake news, les vérificateurs de faits occupent tous les postes et – l’exercice s’avère ici moins facile – distinguer le vrai du faux requière pratique d’équilibriste. Dans l’espace numérique, les trolls, ces « personnes qui viennent porter la contradiction sur les réseaux sociaux de manière conflictuelle, de façon à créer ou entretenir une polémique, en versant parfois dans l’acharnement et l’insulte » (p. 29) viennent compléter le tableau. Et tout cela encore ne serait rien sans, en bout de chaîne, les micro-influencers, amateurs de science anonymes et quidams populaires, enrôlés pour disséminer largement des arguments dont l’équivocité s’estompe à mesure qu’ils sont relayés, likés, commentés. Chacun de ces points relais œuvre, à l’échelle qui est la sienne, à donner consistance à une réalité parallèle, qui paraît bientôt la seule qui vaille.
Le bon sens de la raison
La logique serait probablement facile à désarmer si elle ne reposait pas tout entière, en fin de compte, sur le terreau fertile de nos fragilités. À l’heure où des questions d’abord simpliste – où sommes-nous ? dans quel sens allons-nous ? – défont l’écheveau de nos anciennes certitudes, il y a de la place pour des prises opportunes de la réalité (Latour 2017). Dans tous les sens du terme, nous manquons d’assurance – l’assurance que nous n’allons pas irrémédiablement dans le mur, que tout cela va bien finir – et ce manque est une brèche pour les gardiens de la raison tout autant que pour les prêcheurs d’apocalypse ou pour les complotistes. Par la précision de leurs enquêtes, les auteurs invitent, à juste titre, à ne pas tout confondre : chaque force qui s’engouffre dans la brèche déploie son propre régime de valeur, son propre régime de connaissances aussi, qui requièrent une étude minutieuse. Pour les rationalistes, deux lignes de tension opèrent. La première, nous l’avons vue, est psychologique : elle concerne l’hystérie, la déraison, le royaume obscur des affolements, des choses non maîtrisées. La seconde est politique : celle-là, répondant aux mots d’ordre ultra-libéraux (pas d’entrave au développement économique) et libertariens (pas d’encadrement de la liberté de pensée), invoquent le droit d’innover, de progresser, de commercialiser, d’échanger, d’argumenter et de mettre en doute. Rien, en soi, de conflictuel ni de suspicieux – si ce n’est l’usage de ce que Monsanto appelait sa freedom to operate, ou liberté d’agir, lancée à la tête de ses détracteurs, « hystériques » donc, comme un « point Goodwin » tuant dans l’œuf tout contre-argument. En instrumentalisant la « parole libre », le free speech en cours dans les universités américaines (p. 254), se trouve dévoyée la pratique noble du scepticisme, du doute qui met au travail la pensée. Non, ici, le scepticisme – comme la capacité d’interroger ce que l’unanimité bien pensante tient pour acquis – est généralisé et écrase la réalité en passant tous les pans de la réalité au même tamis. Comme cet Institute of Ideas, dont parlent longuement les auteurs, dont le slogan Ban Nothing, Question Everything aurait pu contenir une certaine promesse s’il n’avait servi, dans les Battles of Ideas (Battles for Energy, Battles for Work, Battles for Reproductive choice, etc.), à « forger des argumentaires en contrepoint des discours des gauches classique et environnementaliste » (p. 183) – et ce faisant, sous couvert d’aiguiser le sens critique, au contraire à l’émousser. Là encore, il faut considérer combien la logique est vicieuse : comment remettre en cause cette liberté de penser et de s’exprimer sinon en la spécifiant pour qu’elle n’emporte pas avec elle, cette autre liberté, si précieuse, à laquelle continuent de s’accrocher les chercheur.e.s envers et contre tous les projets de réforme de la recherche académique qui la mettent en péril ?
Construit sur des bases fallacieuses qui imitent, en un effet de miroir grotesque, le système de valeurs auquel tiennent les scientifiques, cet univers de sens devrait les obliger à anticiper les ré-usages potentiels de leurs propositions. Certes, le modèle expert, qui concentrait dans les mains de quelques-uns plus avisés et plus autoritaires que d’autres les soubassements de nos réalités collectives, a perdu de sa superbe et l’on peut se réjouir qu’un « milieu de connaisseurs exigeants » ait progressivement vu le jour à la faveur de cet effritement (Stengers 2013 : 14). Mais aujourd’hui, ce sont les chercheur.e.s tout autant que celles et ceux qui œuvrent à la médiation scientifique, tout autant que les étudiant.e.s, tout autant que les amateurs et amatrices de science, qui peinent à reconnaître, dans la trame serrée et indémêlable des informations, quelque chose qui donnerait un peu d’assurance. Libre à tous, alors, de se saisir de cet inconfort pour grandir ses exigences à savoir : à chacun, chacune, de maintenir vive son attention à ce qui importe et aux manières d’en faire état. C’est précisément le mérite de cet ouvrage que de dresser, sans concession, la carte des périls auxquels auront encore à faire face les scientifiques comme les amateurs de sciences, et de les inviter à aiguiser leurs vigilances.
Stéphane Foucart, Stéphane Horel et Sylvain Laurens, Les gardiens de la raison. Enquête sur la désinformation scientifique, Paris, La Découverte, 2020, 368 p., 22 €.