À propos de : Véronique Blanchard, Vagabondes, voleuses, vicieuses. Adolescentes sous contrôle. De la Libération à la libération sexuelle, Éditions François Bourin
On connaissait les garçons déviants, mais on ne savait rien des filles dont la justice des mineurs a voulu contrôler la sexualité. Le beau livre de Véronique Blanchard vient combler ce manque en suivant avec une grande sensibilité ces adolescentes des taudis aux centres d’observation.
L’archive judiciaire offre nécessairement un regard de haut. L’enfant et l’ouvrier, la femme et le peuple sont dos courbés sous des mots qui ne leur appartiennent pas. Comment se débarrasser de ces violents discours contre ces filles, de cette haine des femmes qui transpire de la justice des mineures ? Véronique Blanchard y parvient en plantant un décor préalable : la vie quotidienne et matérielle à Paris au sortir de la Seconde Guerre.
Les théories du milieu
Dans les tout premiers documentaires sociologiques produits par l’ORTF, sous la houlette du sociologue Paul-Henri Chombart de Lauwe, en 1958, nous sommes conduits dans la vie quotidienne des familles ouvrières : mineurs du Nord, ouvriers qualifiés en région parisienne, une famille d’instituteurs à Boulogne-Billancourt. Dans l’un d’entre eux, la caméra s’installe dans l’une des courées pavées de la rue du Moulin de la Pointe, dans le XIIIe arrondissement [1]. Au centre de la courée, les toilettes communes, l’unique lieu d’aisance (quel joli mot) pour quinze familles, environ 60 personnes, enfants compris. Nous montons les escaliers branlants, entrons dans une pièce unique qui sert de cuisine, de chambre et de salon, avec pour tout équipement une cuisinière à charbon pour une famille ouvrière de quatre personnes. En face, un deux-pièces s’ouvre, un luxe : la pièce supplémentaire sert de dortoir pour les filles et les garçons de la maisonnée de cinq personnes. L’eau ? Broc en main, les enfants vont la chercher sur le palier. Pour dormir ? La maîtresse de maison nous montre comment on déplie le canapé le soir, après le repas – fait de semoule de blé – pour que toute la famille s’y allonge, tête-bêche et les pieds reposant sur des chaises.
C’est dans ce Paris pauvre que nous emmène Véronique Blanchard. Dans ces logements surpeuplés et insalubres entre les quartiers de Belleville et Ménilmontant, Bastille et Nation, Mouffetard et Glacière, Batignolles et Champerret, où logent des ouvriers pauvres, manœuvriers, sous-prolétaires et leur famille nombreuse dans les années 1950-1960. La lutte des places, ici, c’est tout d’abord la lutte pour avoir sa place dans l’unique lit. Armoire, buffet, lit double : ce sont là « toutes les propriétés » des ouvriers pauvres très précisément décrites par les enquêtes sociales du tribunal de Paris explorées par l’auteure. C’est au cœur de ces faubourgs populaires et pauvres que vivent la majorité des « mauvaises filles » découvertes dans ces centaines de dossiers de mineures dormant aux archives du tribunal pour enfants de la Seine. Pour fuir ces courées, les filles se réfugient, qui chez des copines, qui chez des jeunes ouvriers, qui dans des baraquements abandonnés, qui dans une cave, qui dans un bois. C’est dans ce mouvement qu’elles seront vite désignées comme voleuses, vicieuses et vagabondes. Parce que la justice des mineurs prétend « soulager la misère », parce qu’il lui faut des « raisons juridiques » pour prendre des mesures de protection : tout un langage s’invente. De nouvelles pathologies poussent comme des champignons. Un regard s’engendre sur le ventre des filles afin d’y trouver faiblesse, nous dit Véronique Blanchard.
Si les sources sont pour l’essentiel des sources judiciaires, l’auteure ne fait nullement une histoire de la justice des mineurs, ni de la déviance des jeunes ou des foyers de placement [2]. Elle construit un agencement de discours provenant de la presse, des dossiers individuels, des ouvrages de spécialistes en psychiatrie, de propos de juges, installés dans ce paysage de la pauvreté ouvrière. C’est sur ce plan de coupe que les filles sont offertes à la justice. Enfants d’ouvriers pauvres ? Les pères sont mécanicien, boulanger ou maçon, maraîcher ou électricien tandis que les mères sont laveuse de bouteilles, emballeuse, tréfileuse et employées dans de nombreux emplois à temps partiel. Malgré ces métiers, ils restent pauvres (pas misérables !) par l’absence d’un logement décent, le manque de chauffage. Dès lors, à défaut d’« espace à soi », l’enfance est propulsée dehors, toujours à la rue.
Il ne faut pas se méprendre : il n’y a pas de « déviance des mineures », mais des enfants de familles nombreuses jouant sur les murailles de l’après-guerre. Des archives de ces 460 dossiers de mineures est extrait ce mouvement : garçons et filles cherchent à s’écarter de leur famille et de leur quartier étouffants. Et, réciproquement, des familles cherchent à éloigner ces enfants. Une adolescente placée, juste quelques années, n’est-ce pas une aubaine ? Un garçon chez une tante en province, une fille chez des cousins ou dans un foyer de justice des mineures, pourquoi pas ? Parce que plus de la moitié des logements dans le Paris des années 1950 sont insalubres, étroits et sans chauffage, peu de familles ouvrières disposent d’autre chose que ce lieu « de surpeuplement ». L’alternative est simple : ce sera le mariage ou le placement. La mère a pourtant bien repéré le petit Serge dans la courée du Moulin de la Pointe, un jeune ouvrier bien sous toutes les coutures. Mais il est déjà promis à mariage ! Trop tard ! Il reste encore – si sa fille travaille – l’hôtel meublé ou bien la chance d’un foyer d’hébergement de jeune travailleuse. Quoi qu’il en soit, il n’y a pas de place, ni pour elle ni pour lui. Un placement chez un employeur, trouver « un bon placement » dans un travail à domicile, lui trouver une place nourrie logée : c’est le maître mot et une chance après-guerre. À défaut – et si les choses ne tournent pas rond- ce sera un placement dans un foyer du Bon Pasteur. Ou bien un placement de justice, des placements qui sont massifs, précoces, longs et souvent douloureux pour les filles.
Taudis et infamie
L’habilité de l’auteure est d’avoir su faire apparaître cet agencement socio-économico-comportemental sous les rapports de justice nombreux retranscrits et analysés dans l’ouvrage. C’est à partir de ces « bourses vides » qu’il faut lire le mécanisme d’expulsion des garçons et filles de la courée. Car c’est dans le garni et le taudis parisien que le regard de l’assistante sociale plonge afin de justifier son placement. L’argent de la maisonnée ne permet pas de couver ses enfants, ils doivent partir.
On pourrait s’en tenir là. Mais cela ne suffit pas. Le simple taudis, le bidonville, l’insalubrité ne sauraient à eux seuls justifier un placement. Il faut une infamie. Il faut une abjection. Il faut un déshonneur de la famille. Ce sera la recherche par les assistantes sociales et la justice des mineures de comportements déviants produits par « ce milieu pathogène ». Les théories du « milieu » prennent force nous dit Blanchard. Ce milieu familial « à cinq dans le lit » produit des scènes insoutenables lit-on dans les rapports, d’autant que les frères et sœurs sont issus d’un mariage précédent du père. Les unions, désunions, recompositions sont décrites par les experts de la jeunesse comme des dangers. Les prolétaires sont incapables d’éduquer correctement les enfants, c’est bien connu.
Naître dans une famille pauvre est à soi seul un facteur transformant la « bonne fille » en « mauvaise ». C’est sur ce terreau que poussent les concepts médico-sociaux de l’époque, des discours sur l’instabilité, la dissociation familiale, la carence d’affection ou d’autorité. À force de chercher le drame, on le trouve ! L’enquête sociale va ouvrir les portes sur les amourettes, les relations garçons et filles, les lieux de rencontres. Une bonne dose de comportement léger, d’inconséquence et de gestes nocturnes facilitera le placement ! Parce que leur fille traîne n’importe où, père ou mère demanderont une mesure de « correction paternelle » au juge qui ordonnera un placement de trois mois dans un centre d’observation. L’enquête dans le milieu aura lieu. Il ne sera guère difficile de faire témoigner « le voisinage » sur des relations amicales entre filles d’école, d’apprentissage ou d’usine. Et, plus précisément, sur « ces fréquentations masculines » : de jeunes ouvriers de Citroën, des étudiants parfois, mieux des « Nord-Africains » de Barbès. Les dossiers de comportement fleurissent : de la petite voleuse à la fugueuse vagabonde, de la vicieuse à la pré-prostituée. Des « demandes de prolongation de l’observation » conduisent des trois mois au centre d’observation. Trois mois après, il est fréquent que la jeune fille soit toujours là.
Éclairer les sexualités
En suivant de très nombreux extraits de dossiers, Véronique Blanchard éclaire quelque chose qui excède le regard savant sur les classes pauvres, quelque chose que l’on reproche aux pères et mères et que l’on mettra aussi sur le dos de leurs filles : « Tant de gosses ! » s’indigne le juge. « Et ils vivent à la colle » - c’est-à-dire en couple, mais sans être mariés ! Et de railler la sexualité des pères et mères de familles nombreuses. Mais que font-ils à faire plus de quatre enfants ? L’ordre familial est défait par ces corps indociles.
Comment agir sur le corps de ces filles de feu ? Comment déjouer la puissance menaçante du sexe féminin ? Comment vaincre cet immaîtrisable plaisir travaillé par Michel Foucault [3] ? « Le pouvoir se trouve exposé dans le corps même », souligne-t-il. Juge, assistante sociale et enquêteur n’auront de cesse d’extraire des événements liés au sexe des femmes et à l’honneur des familles. N’est-ce pas « la prise » la plus facile ? N’est-ce pas mettre à portée de main la débauchée, la dragueuse ou la jupe relevée un instant ? La femme ouvrière inquiète depuis si longtemps. Elle inquiète d’autant plus si elle n’est ni mariée, ni mère, ni fiancée, ni « à la maison », ni propre, ni en bonne santé, ni polie, ni pudique, ni cuisinière renommée, ni sainte modèle, ni soignée... La fille comme point de résistance. La fille qu’il faut surprendre « en défaut ». Cette fois on la tient, « la salope ». Cette fois on a un dossier solide, une « mise en danger » dans ces fréquentations qui précipitent la « bonne fille » dans les bras des garçons, source de tous les dangers.
Le livre de Véronique Blanchard est un tableau de la femme fautive. À sa droite se tient déjà la grande épreuve de l’avortement illégal. À sa gauche se tient celui du viol qui n’est jamais écrit noir sur blanc, et qui pourtant affleure sous le bel euphémisme de « rapt de séduction ». « Famille irrégulière », « union illégitime », « femme fautive », femme dont on refuse l’avortement, femme violée, tous les discours s’enroulent autour du ventre de celles qui font désordre. C’est parce qu’elles marchent longuement dans l’espace public que ces filles sont au centre du regard judiciaire, devenant soudain sexuées, sexualisées, sexuellement dérangeantes, au point que l’on peut se demander si elles ne sont pas venues à exister « en justice » que du seul fait d’avoir résisté à ce regard.
En fin de lecture, une question soudain apparaît. 1960-2019 : ces femmes ont environ 75-80 ans. Recueillir leur parole aujourd’hui, revisiter avec elles ces archives – comme le fait la documentariste Sophie Bredier dans Maternité secrète – ne serait-ce pas faire un bond supplémentaire de cette histoire ? Joindre archive écrite et archive orale. Pour cela il ne faut pas attendre.
Véronique Blanchard, Vagabondes, voleuses, vicieuses. Adolescentes sous contrôle. De la Libération à la libération sexuelle, Éditions François Bourin, 2019. 324 p., 20 €.
Jean-François Laé, « Filles de feu »,
La Vie des idées
, 28 octobre 2019.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net./Filles-de-feu
Nota bene :
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[1] La rue du Moulin de la pointe (1957) est un l’un des documents-reportages de l’ORTF sur les familles ouvrières de la série « À la découverte des Français », produite et présentée entre 1955 et 1960 par Étienne Lalou. La série inclut aussi La Butte à la reine (1957), Une famille d’instituteurs (1958), Une famille de mineurs : Bruay-en-Artois (1958).
[2] Les sources proviennent du ministère de la Justice, des écoles de préservation conservées au sein de la bibliothèque de l’ENPJJ, et de quelques fonds privés. Y écrivent des juges pour enfants, des assistantes sociales et des éducatrices.
[3] Les rapports de pouvoir passent à l’intérieur des corps, voir Michel Foucault, Dits et écrits III, Paris, NRF Gallimard, 1994, p. 228 et suivantes.