Prévenir le désordre : tel est le mot d’ordre du pouvoir russe, justifiant toutes les répressions et instaurant un système en partie décentralisé de domination par la peur aux mains des pègres locales.
Dossier / Persistance de l’Ukraine
À propos de : Gilles Favarel-Garrigues, La verticale de la peur. Ordre et allégeance en Russie poutinienne, La Découverte
Prévenir le désordre : tel est le mot d’ordre du pouvoir russe, justifiant toutes les répressions et instaurant un système en partie décentralisé de domination par la peur aux mains des pègres locales.
En juin-juillet 2023, un procès a lieu au tribunal du district Golovinski à Moscou. L’accusé est Oleg Orlov, septuagénaire, illustre défenseur des droits humains, et l’une des grandes figures de l’ONG Mémorial. Chef d’accusation : « actions publiques visant à discréditer les forces armées de la Fédération de Russie qui protègent les intérêts de la Fédération », comme pour de nombreux autres intellectuels, dissidents et militants russes. Son forfait : avoir publié un billet sur sa page facebook, avec pour titre « Ils voulaient le fascisme, ils l’ont eu » – article d’abord paru en français sur le blog du site de Médiapart [1]. Comme il s’agit d’une récidive, Orlov risque une peine de trois ans de prison. L’accusation s’appuie notamment sur une expertise linguistique réalisée par deux experts à la réputation incertaine : l’enseignante en mathématiques Natalia Kriukova et le traducteur Aleksandr Tarasov. La première a conclu que le texte relevait de la « propagande », quand le second estimait que, pour discréditer l’armée russe, le défenseur des droits humains avait eu recours aux « stéréotypes » (sic), en écrivant notamment que « l’action militaire ne devait pas affecter la population et l’infrastructure civiles » et que « tout État dont l’idéologie et la politique équivalaient au fascisme constituait une menace pour les autres pays ». Malgré le ridicule de ces éléments, il y a peu de doute sur l’issue du procès.
Le procès d’Oleg Orlov n’est qu’un cas de répression parmi d’autres, une répression judiciaire qui s’est intensifiée considérablement après l’annexion de la Crimée en 2014 et davantage encore après le début de l’agression ouverte contre l’Ukraine en février 2022. Des acteurs hétérogènes y prennent part : des organes de police et de parquet, certes, mais aussi d’autres formellement plus autonomes – des juges, des experts ou encore des activistes du mouvement « Vétérans de la Russie » qui ont témoigné contre Orlov. Le procès s’inscrit dans un répertoire varié d’instruments de maintien de contrôle de la société, qui inclut aussi la violence extrajudiciaire, le chantage, les intimidations, la pression économique, la censure des informations, etc. Les cibles de ces instruments peuvent varier – des opposants politiques, bien évidemment, mais aussi des homosexuels et autres individus et groupes qui ne correspondent pas aux standards des prétendues « valeurs traditionnelles », des artistes iconoclastes, des communautés religieuses ou anticléricales, des « agents étrangers » de « l’Occident collectif », des fonctionnaires corrompus, ou encore des toxicomanes ou criminels. Il y a pourtant un élément structurant qui englobe ces différents phénomènes et les ordonne dans un même système : ces répressions sont justifiées par la préservation de l’ordre, ou plutôt par la protection contre le désordre.
C’est cette question de l’ordre et de la domination qui est au centre de l’ouvrage récent de Gilles Favarel-Garrigues, spécialiste reconnu de la Russie et des questions de la violence dans ce pays – que sa source soit l’État ou les acteurs non-étatiques [2]. Le livre est loin des caricatures qui représentent le système politique russe comme un pouvoir tout-puissant exercé par un État monolithique et parfois « totalitaire ». Mais, en construisant une démonstration à partir de plusieurs enquêtes menées par l’auteur depuis plus de dix ans (sur la police, la justice pénale, la lutte contre la corruption, la privatisation ou encore le vigilantisme), il parvient à monter en généralité et propose une vision de la société et de l’État russes qui articule les dimensions verticale et horizontale du pouvoir, du contrôle, de l’ordre et de la peur – une sorte de vision de la domination en diagonale. Et cette vision est dynamique, car elle suit la formation progressive de l’État russe et la construction du système politique actuel depuis le début des années 2000.
La notion centrale est celle de la dictature de la loi, définie comme « le moyen d’assurer la domination politique en orientant les procédures et décision judiciaires en faveur du pouvoir » (p. 27). Proclamée en juillet 2000 en tant que doctrine officielle du système poutinien en gestation, elle sert surtout dans la pratique de justification pour l’exercice d’une domination politique par les élites issues des cercles des siloviki (forces de l’ordre) – domination par la loi, mais qui légitime aussi d’autres formes de « prévention du désordre », comme la violence physique extrajudiciaire, le chantage (dont l’importance est saisissante), la publication des informations compromettantes (kompromat) et l’intimidation. L’application sélective de cette dictature contre les acteurs définis comme ennemis dangereux pour l’ordre sert donc à assurer la domination continue.
Le fonctionnement de ce système est partiellement décentralisé, car il s’appuie sur la participation d’acteurs hétérogènes et relativement autonomes, « ressorts ordinaires de l’exercice de pouvoir » (p. 15). Des professionnels des services secrets et des siloviki actuels ou reconvertis, des huissiers de justice et des agents privés de collecte des dettes, des fabricants de kompromat, des juges et des procureurs, des députés, des gouverneurs de province et des caïds de la pègre (souvent reconvertis vers la politique eux aussi), des néonazis, des militants des « mouvements patriotiques » des activistes traditionnalistes qui se revendiquent de l’héritage des cosaques et autres justiciers autoproclamés profitent chacun à sa façon de la « dictature de la loi » et des opportunités politiques ou économiques qu’elle offre. Une vraie biosphère de la domination avec sa hiérarchie, sa division de travail et ses règles de fonctionnement.
Le livre s’organise en quatre chapitres, chacun mettant en lumière une dimension de ce système. Le premier introduit la « dictature de la loi » censée renforcer la « verticale du pouvoir », c’est-à-dire contribuer à la concentration, à l’agencement et à la hiérarchisation des différentes formes du pouvoir (politique, économique, répressif, violence, intimidation) après l’accession de Vladimir Poutine à la présidence du pays et, en passant, l’arrivée des anciens du KGB-FSB aux positions clés de l’État [3]. Pour des raisons de conjoncture interne et internationale favorable, dans les années 2000 la justification de la dimension verticale de la dictature de la loi s’appuie sur la surveillance financière et la répression de la corruption. Trois ressources centrales nourrissent la dictature de la loi : « l’accès à des informations compromettantes, à des médias loyaux et à des magistrats peu sourcilleux » (p. 60). Quant à la répression, elle n’est pas massive sous Poutine, en tout cas avant 2022, mais plutôt ciblée et démonstrative et sert surtout à rendre le chantage et l’intimidation plus crédibles. La peur reste bien plus efficace que la violence.
Le deuxième chapitre démontre comment différents acteurs se saisissent de la dictature de la loi au quotidien d’une manière pragmatique. En s’appuyant sur plusieurs exemples, il met en lumière les effets sociaux de ce système : la consolidation des liens public-privé (imbrications, collusions) et la marchandisation de la coercition (notamment dans la prédation économique), les « formes décentralisées de domination » (p. 83) où le pouvoir présidentiel s’occupe de l’arbitrage des litiges entre détenteurs de différentes formes du pouvoir, ou encore les usages stratégiques de la lutte anti-drogue.
Le troisième chapitre nous apprend que la dictature de la loi favorise aussi (et est consolidée par) la situation où « l’ensemble des protagonistes du jeu politique russe rivalisent pour maintenir ou restaurer l’ordre dans le pays » (p. 145). Qu’il s’agisse d’opposants réels (dont Alexeï Navalny) ou de façade (partis politiques représentés à la Douma), ou encore des hommes et femmes politiques de la Russie unie, on retrouve systématiquement dans leur discours et dans leur action des prises de position insistant sur l’importance primordiale des questions et solutions sécuritaires, avec une surenchère provoquée par la concurrence entre ces agents du champ politique. Le vigilantisme des redresseurs de tort improvisés (qui en font leur métier en monétisant les vidéos de leurs interventions souvent violentes sur les réseaux sociaux) constitue une autre forme de la mise en pratique de l’intransigeance sécuritaire.
Le quatrième et dernier chapitre montre comment ce système à la fois vertical et horizontal de la dictature de la loi produit des coalitions d’agents publics et privés qui ciblent les acteurs considérés comme menaçant l’ordre en Russie : opposants, ONG et autres « libéraux », migrants, Occidentaux, homosexuels. Les dominants du champ politique peuvent compter dans leur combat théâtralisé contre ces menaces extérieures et intérieures sur de nombreux supplétifs autonomes du pouvoir : mouvements patriotiques, justiciers et autres entrepreneurs à la fois de morale et de violence.
Ainsi, Gilles Favarel-Garrigues dépeint un tableau précieux et très complexe du système politique russe qui s’appuie, au-delà des institutions coercitives « classiques » (forces de l’ordre, justice, services secrets), sur des ressorts sociaux. Les acteurs qui permettent la reproduction et le fonctionnement relativement autonome de ce système diagonal de la peur sont caractérisés par leur multipositionnalité – à la fois proches des autorités, parfois reconvertis vers le mandat local, parlementaire ou autre responsabilité institutionnelle, ils gardent en même temps les attaches avec les mouvements sociaux traditionnalistes, xénophobes ou conservateurs.
Le livre se termine par des pistes pour une étude comparative : il invite à tracer les parallèles entre les conclusions de l’auteur sur le gouvernement par la peur en Russie avec d’autres contextes politiques, « en Turquie sous Erdogan, au Brésil sous Bolsonaro ou en Inde sous Modi » (p. 195). Perspective certes nécessaire. Cependant, le travail pourrait également bénéficier d’une comparaison plus proche, avec le Bélarus voisin par exemple, où l’on retrouve certains éléments homologues de ce système de l’administration de la société, comme le caractère spectaculaire et théâtral de la « lutte contre la corruption », la « purge » systématique des responsables politiques et économiques au nom de la loi et de l’ordre, la répression dosée et ciblée contre les opposants, ou encore le rôle que joue le capitalisme dans le contrôle de la société sous régime autoritaire.
En même temps, d’autres mécanismes, notamment les actions spectaculaires des justiciers et des autres mouvements patriotiques, y sont beaucoup moins utilisés. Ce qui n’empêche pas la dimension horizontale du contrôle d’être bien présente, en prenant des formes plus insidieuses, s’appuyant sur l’autocensure et les micro-(ré)pressions, telles que le risque de licenciement ou le harcèlement administratif au cas de transgression des règles sociopolitiques tacites [4]. D’ailleurs, on pourrait compléter l’analyse de Gilles Favarel-Garrigues par celle des participants moins actifs de ce système de gouvernement par la peur : par exemple des directeurs d’écoles, des responsables des instituions artistiques (musées, galeries, salles de concert), ou des journalistes [5] qui subissent ce système et le reproduisent d’une manière passive, par précaution et par autocensure.
Plus généralement, le lecteur ne peut s’empêcher de dresser des parallèles avec les phénomènes en cours dans les sociétés occidentales, d’autant plus que certains aspects décrits s’associent historiquement et épistémologiquement aux contextes occidentaux. C’est d’ailleurs un des points forts de l’ouvrage qui est de se saisir de ces instruments d’analyse d’origine occidentale pour comprendre la société russe : hybridation et collusions public-privé, dimension horizontale du contrôle, marchandisation et privatisation de la violence physique légitime, croisades portées par des entrepreneurs de morale, multipositionnalité comme ressource dans les luttes pour la domination sociale ou la surenchère sécuritaire dans la compétition politique. De ce point de vue, la comparaison plus systématique et plus explicite avec les contextes occidentaux pourrait servir à « désexotiser » le système politique et la société russes.
par , le 19 juillet 2023
Yauheni Kryzhanouski, « La diagonale du pouvoir en Russie », La Vie des idées , 19 juillet 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./Favarel-Garrigues-La-verticale-de-la-peur
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[1] Oleg Orlov, « Russie : ‘ils voulaient le fascisme, ils l’ont eu’ ».
[2] Voir par exemple Gilles Favarel-Garrigues, La police des mœurs économiques : de l’URSS à la Russie (1965-1995), Paris, CNRS éditions, 2007 ; Jean-Louis Briquet et Gilles Favarel-Garrigues, Milieux criminels et pouvoirs politiques. Les ressorts illicites de l’État, Paris, Karthala, 2008 ; Gilles Favarel-Garrigues et Laurent Gayer, Fiers de punir. Le monde des justiciers hors-la-loi, Paris, Seuil, 2021.
[3] Voir à ce propos les travaux des journalistes d’investigation russes Andreï Soldatov et Irina Borogan, notamment Les héritiers du KGB. Enquête sur les nouveaux boyards, Paris, Les Peregrines, 2011. D’abord publié en anglais : Andreï Soldatov, Irina Borogan, The New Nobility : The Restoration of Russia’s Security State the Enduring Legacy of the KGB, New York, Public Affairs, 2010.
[4] Voir, par exemple, Yauheni Kryzhanouski, “Managing Dissent in Post-Soviet Authoritarianism. New Censorship of Protest Music in Belarus and Russia, 2000-2018”, Europe-Asia Studies, Vol. 74, N° 5, June 2022, p. 760-788 ; Yauheni Kryzhanouski, « ‘La censure est d’autant plus efficace qu’elle est interdite’. (Post-)censure de la musique contestataire en Biélorussie et en Russie », Communications, n°106 (1/2020), p. 131-143.
[5] Voir à ce sujet les travaux de Françoise Daucé, par exemple « Épreuves professionnelles et engagement collectif dans la presse en ligne à Moscou (2012-2019) », Le Mouvement Social, vol. 268, no. 3, 2019, pp. 101-116 ; « Éprouver le Politique dans un Média Russe. La Délicate Élaboration des Nouvelles en Conférence de Rédaction », Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol. 48, no. 3-4, 2017, p. 159-182 ; Ivan Chupin, et Françoise Daucé. « Par-delà la contrainte politique ? La banalité des bifurcations dans les carrières journalistiques en Russie contemporaine », Réseaux, vol. 199, no. 5, 2016, pp. 131-154.