Le care, notion philosophique d’origine américaine qui signifie à la fois l’attention, le soin, le souci et la sollicitude, a été utilisé pour la première fois par Carol Gilligan. Elle a défini l’éthique du care comme « le souci des autres et la volonté d’entretenir les liens tissés avec eux, portée par les filles » [1]. Dans les années 1990, Bérénice Fisher et Joan Tronto ont complété cette définition en insistant sur « l’interdépendance des liens entre les êtres humains par opposition à la vision atomisée de l’individu » [2].
Son application au soin dans la pratique médicale et paramédicale a été largement étudiée. L’éthique du care a ensuite été étendue à tous les aspects de la vie politique et morale. Dès lors, elle s’applique à la personne en général (et pas seulement aux patients) et à tous les espaces de vie, travail ou sphère privée.
Réparer notre monde
L’espérance de vie s’est considérablement améliorée au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, grâce à la découverte des antibiotiques et aux progrès en médecine cardio-vasculaire. Avec l’émergence de nouveaux cancers et des maladies chroniques, la pratique médicale a dû s’adapter aux nouveaux patients.
La logique du paternalisme a été abandonnée au profit de la logique du choix, dont le fondement est une conception de l’individu rationnel, responsable et autonome, héritée de la philosophie des Lumières. Or cette logique paraît aujourd’hui dépassée. Elle est opposée à la logique du care, qui suppose de prendre au sérieux les besoins physiques et psychologiques des malades : l’art du soin est d’« agir sans chercher à contrôler » [3].
En soutien à la vie, le nouvel ouvrage de Marie Gaille, philosophe et directrice de l’Institut des sciences, humaines et sociales, propose un libre commentaire de la définition du care,
une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre monde, en sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible.
Sa principale hypothèse est que l’éthique du care permet « d’alimenter et de renouveler une réflexion sur la logique du soin », en s’appuyant sur le fait que les gestes du soin « constituent tous des formes de soutien à la vie », mais aussi d’éclairer et de permettre le « questionnement des orientations normatives de la médecine actuelle et de la manière dont nous concevons collectivement sa place dans la société aujourd’hui et pour l’avenir via le système de santé ».
Ce commentaire s’appuie méthodologiquement sur les différents volets du care (caring about ou « se soucier de », taking care of ou « prendre soin de », caregiving ou « prodiguer du soin », caring democracy ou « démocratie du soin ») et sur plusieurs situations de la pratique médicale.
L’accompagnement comme une forme de soin
Le premier volet est l’accompagnement des malades incurables et des mourants. Le « renoncement à la guérison » par la médecine date de l’apparition de l’épidémie de VIH. Les médecins et les patients sont « confrontés ensemble à quelque chose qui les dépasse et n’ont d’autre choix que d’assister à la progression de la maladie ». Apparaît alors l’accompagnement comme « forme à part entière de soin » dans les situations de fin de vie, étendu ensuite à toutes les maladies chroniques et/ou incurables et concernant tous les corps de métiers de la médecine, du médecin au psychologue.
Parallèlement, le développement des soins palliatifs et l’encadrement législatif de la fin de vie ont débuté dans les années 1980 et abouti à la loi Claeys-Leonetti en 2016, qui a défini les conditions d’accompagnement de la personne en fin de vie. Aujourd’hui, « l’accompagnement n’est plus réservé aux soins palliatifs » ; il est plutôt pensé comme la « marque d’une société solidaire ». À ce titre, il peut être médical et extra-médical, comme « activité de soutien à la vie », et doit respecter l’autonomie de la personne.
Comment définir l’autonomie de la personne et la position du patient dans la relation de soin, tel est le sujet du deuxième chapitre. En 1947, le code de Nuremberg a fixé le cadre du consentement du patient à une expérimentation médicale. Par la suite, plusieurs étapes ont abouti à la décision partagée entre le médecin et le patient. L’éthique du care permet un positionnement médical bienveillant adapté à l’individu et à la temporalité du malade.
Un exemple d’application du care dans la relation de soin est l’« éducation thérapeutique », pratique d’information des patients ayant une maladie chronique et de leurs proches ou aidants. Elle permet de situer cette pratique dans une démarche de soins individuelle et adaptée, avec accompagnement et participation des patients pour une meilleure observance thérapeutique et une meilleure qualité de vie. Elle ajoute à cette démarche un partenariat d’apprentissage entre le professionnel de santé et le patient.
Définir le seuil
La relation de soin évolue, mais comment dispenser le care ? Cette question est le sujet du troisième chapitre centré sur le caregiving. L’éthique du care introduit la « ruse » (métis en grec) dans la dispensation du soin, soit l’« ajustement au patient ». Par cette ruse, elle renoue avec l’art médical. En effet, ces ajustements par les caregivers sont des « pas de côté » spécifiques à la relation caregiver-malade, dans le but d’« inventer une relation bienfaisante » [4].
Or il existe un conflit latent, le malade étant confronté à plusieurs caregivers et le caregiver à plusieurs malades. Ce conflit est « un garde-fou contre l’illusion selon laquelle l’accompagnement serait devenu une norme consensuelle pour aborder les situations de fin de vie ».
Malheureusement, ces ajustements restent difficiles à réaliser au quotidien, par manque de formation des professionnels de santé, illusion de la toute-puissance de la médecine et différence dans les conceptions personnelles de ce qu’est une « vie bonne ». L’éthique du care, dont l’objectif est de « vivre aussi bien que possible », rend nécessaire un dialogue entre le patient et l’équipe médicale. Cet objectif permet « au care médical de se déployer pour toutes les formes de vie, quelle que soit leur "latitude" ».
Le quatrième chapitre explicite ce soutien de la vie sous toutes ses formes. En France, il a été choisi de
considérer qu’il n’existe pas une forme de vie qui vaut plus que d’autres d’être vécue et de ne pas définir dans la loi un seuil de la vie valant d’être vécue ou d’associer la décision à une liste de pathologies qui justifieraient une décision d’interruption de grossesse, de traitements, etc.
Le patient et le médecin sont donc convoqués pour définir ce seuil, les jugements personnels ou philosophiques d’une « vie valant d’être vécue » étant « pluriels, voire antagonistes ».
Actuellement, l’orientation éthique « Faire vivre et laisser mourir » semble être prédominante. Mais préserver la vie sous toutes ses formes peut impliquer des « options concurrentes, voire incompatibles entre elles », dont l’illustration la plus récente est la variabilité des réponses internationales à la pandémie de covid, ayant toutes pour but de « préserver le plus grand nombre de vies humaines ». L’éthique du care, par son absence de définition de la vie qu’il est bon de soutenir et par son injonction « à tenir fermement la barre de l’indétermination », permet de maintenir vivante cette réflexion.
Le dernier chapitre élargit l’éthique du care à une proposition de « médecine écologique, liée à l’idée de santé planétaire ». L’interdépendance, la vulnérabilité et l’absence de hiérarchisation « des vies en soutien desquelles le care se déploie » exigent de prendre en compte « la part sauvage du monde » dans l’élaboration des politiques médicales. Les politiques d’information et de prévention sur les risques médicaux du réchauffement climatique pourraient être un début de réponse à cette ambition de santé planétaire (et non plus centrée sur l’être humain).
La pensée de Levinas
Selon Marie Gaille, l’éthique du care permet de renouveler la réflexion éthique en médecine, en instaurant un dialogue vivant interindividuel et collectif sur les enjeux présents et futurs, locaux et mondiaux de la médecine, avec pour but le soutien à la vie – une vie aussi bonne que possible dans notre environnement menacé.
Pour autant, l’adoption de l’éthique du care en philosophie de la médecine en France apporte-t-elle du neuf dans la réflexion sur le soin et le système de santé ? Les écrits d’Emmanuel Levinas sur le lien interhumain, impliquant une responsabilité du soin, de l’attention et du secours qu’exigent pour tous et partout la vulnérabilité et la mortalité d’autrui, permettaient déjà un renouveau du soin, ainsi que le recommande l’autrice.
Remarquons aussi que l’éthique du care développée aux États-Unis dans les années 1980 palliait l’absence de solidarité dans une société néolibérale. Le système institutionnel français, lui, repose sur une solidarité à tous les étages (entre générations, entre personnes malades et bien portantes, entre parents et non-parents, etc.). Or l’ouvrage n’établit aucun lien entre éthique du care et délitement de notre pacte de solidarité et des institutions médicales, alors qu’un système de santé digne de ce nom est par nature porteur et garant d’une « médecine du care ».
Marie Gaille, En soutien à la vie. Éthique du care et médecine, Paris, Vrin, 2022, 168 p., 15 €.