Contrairement à une idée reçue, le Moyen Âge n’a pas ostracisé l’épicurisme. Nombre de penseurs n’ont cessé de dialoguer avec lui, alors même qu’ils le condamnaient. Et beaucoup l’ont, discrètement, réhabilité.
À propos de : Aurélien Robert, Épicure aux Enfers. Hérésie, athéisme et hédonisme au Moyen Âge, Fayard
Contrairement à une idée reçue, le Moyen Âge n’a pas ostracisé l’épicurisme. Nombre de penseurs n’ont cessé de dialoguer avec lui, alors même qu’ils le condamnaient. Et beaucoup l’ont, discrètement, réhabilité.
Certains livres font d’un coup tomber le voile qui, avant eux, recouvrait un moment oublié, ou un aspect négligé, de l’histoire de la pensée, et modifient ainsi de vastes perspectives. C’est le cas de l’ouvrage d’Aurélien Robert sur la présence d’Épicure au Moyen Âge. Nous étions jusque-là sensibilisés à la présence d’Épicure à la Renaissance – notamment par la lecture d’auteurs comme Lorenzo Valla ou Cosimo Raimondi (évoqués par A. Robert p. 290-309) –, bien renseignés sur la présence de l’épicurisme aux XVIIe et XVIIIe siècles – par les travaux d’Olivier Bloch sur Gassendi ou ceux, plus récents, de Catherine Wilson [1] – et plus généralement sur le passage de l’atomisme ancien à l’atomisme moderne. Mais nous étions encore très loin, jusqu’à la parution de ce livre, de mesurer l’importance d’Épicure pour le Moyen Âge.
Existe-t-il courant philosophique plus constamment vilipendé que l’épicurisme ? Du vivant d’Épicure, déjà, on s’indignait de son éloge des plaisirs. Dans sa Lettre à Ménécée (§131), pourtant si courte, le fondateur du Jardin prend le temps de se défendre contre ceux qui, dit-il, prennent ses propos dans un sens qu’ils n’ont pas, et prétendent que sa philosophie justifie la débauche en identifiant le plaisir à la fin, au telos. Cicéron, pourtant, n’a pas de mots assez durs pour dénoncer la doctrine, qu’il connaît très bien et qui le fascine sans doute, mais qu’il prétend faite pour le peuple, comme une sorte de prêt-à-porter philosophique vulgaire, conçu pour flatter les sens à peu de frais. Il annonce ainsi Plutarque, les stoïciens de l’époque impériale, et les témoins chrétiens des premiers siècles de notre ère. Le Moyen Âge hérite de tout cela et il amplifie sans doute encore la diatribe, au point qu’on a longtemps pensé, que l’on pense encore souvent, qu’il n’a d’autre intention, concernant l’épicurisme, que de l’ostraciser, de l’écarter de la scène philosophique, que ce soit par dogme ou par ignorance pure et simple de la pensée épicurienne.
Il est en effet communément admis qu’Épicure a été oublié à la fin de l’Antiquité et occulté durant tout le Moyen Âge, pour réapparaître sur la scène intellectuelle au début du XVe siècle, avec les traductions de Lucrèce et de Diogène Laërce. Cette vision des choses a été renforcée par le livre à succès de Stephen Greenblatt (The Swerve. How the World Became Modern, 2011 ; traduit en français sous le titre Quattrocento), qui voit dans la découverte par Poggio Bracciolini d’un manuscrit de Lucrèce, en 1417, l’un des actes fondateurs de la Modernité.
Le livre d’A. Robert offre une vision toute différente de la présence d’Épicure au Moyen Âge, et par conséquent de sa transmission à la Modernité. Il ne s’agit pas seulement de dire que les choses sont en fait plus compliquées – elles le sont toujours quand on regarde de près les textes et leurs conditions historiques d’émergence – mais, bien plus, de faire apparaître des lignes de fracture jusque-là inaperçues. Il s’agit en ce sens de dessiner un « nouveau paysage intellectuel » (p. 14). Ce n’est pas, de la part de l’auteur, une formule d’autopromotion, mais un véritable résultat, garanti par la rigueur de sa méthode. A. Robert montre, de manière convaincante, que le Moyen Âge est, en réalité, en rapport constant avec l’épicurisme, et cela même si ce dialogue est le plus souvent polémique et négatif. Pour cela, A. Robert précise à chaque moment de son parcours les enjeux pragmatiques du rapport à Épicure, dont il replace les images successives dans leur « fonction contextuelle » (p. 17). Corrélativement, il met en évidence les conditions historiques, culturelles et sociales de l’usage de l’épicurisme au Moyen Âge et enrichit ainsi la perception de la problématique philosophique par des considérations relatives à l’histoire des institutions et des discours (sur l’hérésie notamment, p. 62-70). En procédant ainsi, A. Robert révèle par retour des traits généralement négligés de la culture et de la pensée médiévales, et cela au-delà du Moyen Âge latin – voir dans la Partie II, les chapitres 5 et 6, respectivement consacrés à la tradition rabbinique et à « l’épicurien des cosmologies sans dieux de l’Islam ».
Pour que la démarche emporte l’adhésion, il fallait qu’elle s’appuie sur une solide connaissance du corpus épicurien d’origine et de la littérature scientifique spécialisée. C’est le cas. L’objet d’A. Robert n’était pas de produire des analyses proprement philologiques des textes épicuriens grecs et latins, mais toutes les garanties sont offertes sur ce point par l’usage des traductions et des commentaires spécialisés, ainsi que par le soin porté à la reconstruction de la doctrine, y compris en mentionnant des textes que les médiévaux ne pouvaient pas connaître, comme l’inscription épicurienne de Diogène d’Œnoanda, découverte à la fin du XIXe siècle. Les nuances d’A. Robert à propos de la « religion » d’Épicure (p. 25-34), par contraste avec la prétendue impiété de ce dernier, montrent bien la solidité de ses points d’appui. Comme il le note avec une certaine malice, « si le Jardin était une école, un cercle d’amis, il ne s’agissait assurément pas d’une amicale laïque » (p. 26). Les épicuriens, en effet, ne nient pas l’existence des dieux ; ils les disent même incorruptibles et parfaitement heureux. Quant à Épicure lui-même, il était réputé pour sa piété. Mais ces dieux-là sont indifférents aux affaires humaines, ils n’exercent aucune providence, et Lucrèce assimile pour sa part la piété à la tranquillité, c’est-à-dire à la sérénité psychique. A. Robert est donc fondé à souligner que cette confiance épicurienne dans le divin était « dirigée vers d’autres objets que la foi des chrétiens » et à supposer que ceux-ci ont pu craindre qu’elle ne se substitue à la foi véritable (p. 29).
Sur le plan historiographique, on pourrait à la rigueur estimer que la différence n’est pas toujours assez marquée entre, d’une part, l’héritage de la simple « figure » d’Épicure et, d’autre part, la transmission des textes eux-mêmes. Toutefois, outre le fait qu’A. Robert donne plusieurs indications sur ce dernier point, notamment à propos de Lucrèce, c’est sans aucun doute la « figure » qui est ici au cœur du problème, et le fait qu’on puisse l’invoquer à telles ou telles fins.
A. Robert ne nie absolument pas l’image très négative héritée des critiques antiques d’Épicure et de l’épicurisme, mais il montre comment elle se renouvelle et se nourrit de nouveaux enjeux (notamment théologiques et éthiques) et de nouvelles formes d’écriture. C’est le cas, par exemple, chez Augustin, dont le sermon de Carthage (sermon 150), très lu au Moyen Âge, ouvre la voie à la prédication anti-épicurienne en soulignant le caractère en quelque sorte originel de l’hérésie portée par Épicure. Selon la lecture qu’en propose A. Robert, « d’une certaine manière, les épicuriens existaient déjà avant la fondation du Jardin, sous d’autres formes, avec d’autres noms. C’est donc à présent l’épicurien chrétien qu’il faut combattre et convaincre » (p. 140). On le voit aussi chez Dante. A. Robert note dès l’entame qu’Épicure ne figure même pas au nombre des philosophes que le poète, descendu aux enfers, croise dans les Limbes, le premier cercle du monde souterrain. C’est dans le sixième cercle, celui des hérétiques, définitivement condamnés, qu’on croise enfin Épicure et ses disciples, « eux qui font mourir les âmes avec le corps » (cité p. 11).
Toutefois, A. Robert décrit également l’émergence, dès le XIIe siècle, d’une perception plus favorable de l’épicurisme ancien ou tout au moins de la figure personnelle d’Épicure. C’est par exemple le cas chez Abélard (voir p. 187-194). D’un côté, celui-ci reprend les thèmes anti-épicuriens de la « stratégie pastorale des théologiens de son temps » – certains moines lui rappellent les « pourceaux d’Épicure ». De l’autre, il reconnaît, dans son Dialogue d’un philosophe avec un juif et un chrétien, après Sénèque, la sincérité de la morale d’Épicure et sa conformité à la « Loi naturelle ». Jean de Salisbury, qui a suivi son enseignement, rejette les aspects les moins acceptables à ses yeux de la doctrine épicurienne, mais il retient aussi de celle-ci la perspective d’une volupté pure, dans la joie et la paix de l’esprit. Il montre ainsi comment faire, dans les termes d’A. Robert, une « relecture chrétienne de la philosophie d’Épicure » (p. 204). On retiendra également les observations convergentes qui sont faites à propos de Jean Gerson, au début du XVe siècle, ou à propos de Boccace dans les années 1370. On assiste même, dans certains cas, à une forme de « réhabilitation » inattendue. Gerson fait partie de ceux qui identifient « deux Épicure », l’un vulgaire et l’autre historique. Si le premier est infréquentable, se condamnant lui-même aux enfers par son apologie scandaleuse des plaisirs corporels, le second apporte une contribution légitime à la représentation philosophique du souverain bien et sa doctrine peut s’articuler aux enseignements d’Aristote dans l’Éthique à Nicomaque. Dans un sermon de 1401, Gerson rapproche ainsi Épicure de Sénèque, quand il évoque ceux qui ont « affirmé que le bonheur de l’homme est un plaisir ou une paix tranquille de l’âme » (cité p. 183). L’influence de Sénèque, dont la sympathie avec l’épicurisme est en effet explicite, est d’une manière générale justement soulignée. A. Robert montre toutefois que ce qui apparaît chez Gerson est en réalité en germes dès le XIIe siècle. C’est là qu’il situe la véritable « renaissance » d’Épicure (voir le Chapitre 10 : « La renaissance d’Épicure au XIIe siècle »).
Cette renaissance prépare selon lui un véritable « retour du plaisir » (titre de la cinquième et dernière partie), à la fin du XIIIe siècle. Certains auteurs, en légitimant le plaisir intellectuel et en le distinguant des plaisirs corporels, modifient alors substantiellement les données du problème et la perception de la figure d’Épicure. Mais il ne s’agit pas seulement de reconnaître les vertus d’un épicurisme de l’ascèse : le corps et la sexualité trouvent également une place légitime dans les préoccupations du temps. Rappelons à cette occasion, comme le fait d’ailleurs A. Robert, p. 265-267, que les épicuriens ont une position assez nuancée, parfois même embarrassée sur la sexualité. Si les plaisirs du sexe sont naturels, ils ne sont pas pour autant nécessaires et ils ne sont d’ailleurs pas sans risques pour la tranquillité de l’âme. Quoi qu’il en soit, les pages sur la présence de l’épicurisme dans le discours des médecins italiens concernant les bienfaits physiologiques de la sexualité (p. 263-289) montrent bien comment, en marge des interdits moraux et religieux, on a pu relire Épicure de manière savante et « décomplexée », et cela dès les XIIIe et XIVe siècles.
Nous voici désormais très loin, avec le livre d’A. Robert, de l’idée selon laquelle le Moyen Âge aurait unanimement condamné l’épicurisme au point de le laisser dans l’ombre ou de vouloir le plonger dans l’oubli. D’une part, là même où Épicure est condamné, il est omniprésent ; d’autre part, il est aussi réhabilité, parfois discrètement, mais toujours d’une manière qui rend justice à la subtilité de sa pensée. En un mot, pour faire écho aux dernières lignes de ce livre sans équivalent, à la fois savant et limpide, si le Moyen Âge a mis Épicure aux enfers, c’est aussi lui qui l’en a sorti.
par , le 9 septembre 2021
Pierre-Marie Morel, « Éternel Épicure », La Vie des idées , 9 septembre 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./Eternel-Epicure
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[1] On pourra consulter leurs synthèses respectives : O. Bloch, « L’héritage moderne de l’épicurisme antique », dans A. Gigandet, P.-M. Morel (éd.), Lire Épicure et les épicuriens, Paris, Puf, 2007, p. 187-207 ; C. Wilson, « Epicureanism in Early Modern Philosophy », dans J. Warren (éd.), The Cambridge Companion to Epicureanism, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, p. 266-286. Voir encore : N. Leddy, A.S. Lifschitz (éd.), Epicurus in the Enlightenment, Oxford, Voltaire Foundation, 2009.