Recensé : Sylvie Thénault, Violence ordinaire dans l’Algérie coloniale, camps, internements, assignations à résidence, Paris, Odile Jacob, 2012, 382 p.
Contribution majeure à la compréhension de l’État colonial, l’ouvrage de Sylvie Thénault témoigne de la vitalité des études sur l’Algérie à la période coloniale. Spécialiste reconnue de la guerre d’indépendance algérienne, l’auteure s’est engagée depuis 2006 dans une histoire du temps long de la colonisation, de la conquête à 1962, à travers l’étude de l’un des outils méconnus du « régime pénal de l’indigénat [1] » : « l’internement », terme qui désigne l’ensemble des mesures de privation de liberté décidées par l’administration coloniale.
Le sens social d’une pratique administrative
Trois parties non chronologiques composent cet ouvrage, qui débute par le tableau de la pratique de l’internement (1890-1914) après sa stabilisation vers 1890 sous la forme de trois sanctions différentes : l’envoi au dépôt de Calvi, la « mise en surveillance spéciale » (assignation à résidence) et l’envoi en pénitencier agricole. A travers l’étude systématique de 423 dossiers d’internement, Sylvie Thénault décrypte patiemment le fonctionnement et la réalité sociale de ces trois modalités de l’internement. Ce dernier pare aux lacunes de la sous-administration et est la marque d’un État colonial impuissant, auquel la société locale échappe largement. La principale fonction sociale de l’internement est de maintenir la hiérarchie propre à la situation coloniale, qui fait de la majorité démographique une minorité sociologique. Le régime de l’indigénat et les sanctions judiciaires se complètent à l’intérieur du « réseau coercitif [2] » colonial : d’un emploi moins fréquent que les pouvoirs disciplinaires, l’internement est employé essentiellement contre des actes relevant du droit commun [3], et pallie de la sorte les carences de la répression judiciaire. Ces deux volets du régime de l’indigénat sont en définitive « autant des outils répressifs, destinés à punir, que des outils coercitifs, exerçant une contrainte susceptible de produire la soumission » (p.43).
La loi du 15 juillet 1914 simplifie l’internement au profit d’une procédure unique : la mise en surveillance spéciale. Symbole fort, cette réforme entérine en réalité le coût excessif des pénitenciers et la caducité de Calvi – supprimé en 1903. Même lorsque la loi ne prévoit plus que trois motifs à l’internement et en exclut désormais les faits de droit commun, le gouvernement général ne fait que procéder à un recentrage déjà souhaité de la pratique de l’internement.
Pratique coloniale, pratique métropolitaine
La deuxième partie revient sur les origines de l’internement, des premières années de la conquête de l’Algérie à 1890. Sylvie Thénault y part en quête des pratiques ayant abouti, dans le désert judiciaire des premières décennies de l’occupation, à l’internement : la primauté des militaires est flagrante dans la formation de l’État colonial, comme dans la légalisation a posteriori des pratiques arbitraires de contrôle et de répression. L’internement en Corse résulte ainsi de l’envoi en métropole de captifs de la guerre de conquête puis de la confusion entre prisonniers de guerre et de droit commun. Les militaires sont aussi à l’origine sous le second Empire de la création des pénitenciers et de l’organisation puis de l’officialisation en 1858 de pratiques d’internement qui existaient dès 1848. Entre 1858 et 1860, les trois pratiques – préexistantes – de l’internement sont associées et le gouvernement général de l’Algérie se voit confier le pouvoir de les exécuter. L’internement existe aussi dans d’autres territoires coloniaux français, mais sur la base plus formalisé de décrets d’« indigénat » pris à partir de 1881, année du décret concernant la Cochinchine.
Sylvie Thénault explore et complexifie la généalogie de ces textes, révélant les mécanismes de transmission existant d’une colonie à l’autre, horizontaux par la circulation des hauts administrateurs entre territoires coloniaux ou verticaux depuis les ministères parisiens. Le décret de Cochinchine dérive en réalité de l’arsenal de mesures répressives élaboré en Algérie. Plus qu’algérien, l’internement est spécifiquement colonial, lié au régime de l’indigénat, né ailleurs aussi des tâtonnements de la conquête et de l’organisation administrative des colonies. Le cas algérien est aussi comparé à la situation métropolitaine : Sylvie Thénault met en évidence les similitudes entre le régime pénal de l’indigénat et les normes judiciaires à l’œuvre en métropole, notamment sous le second Empire. Au moment où l’internement est officialisé en Algérie, il est très utilisé en métropole : les deux espaces partagent un même « imaginaire de la répression politique et de la dangerosité sociale » (p.208) qui justifient le recours à l’internement. Des catégories de la répression métropolitaine, comme celle de « vagabond », sont réinvesties en Algérie, où l’internement devient un marqueur juridique de la différence [4]. Classés parmi les populations « indésirables », les Algériens sont légitimement soumis à des traitements dérogeant aux garanties du droit commun, même sous un régime républicain se réclamant de l’égalité devant la loi.
Entre logiques coloniales et projections métropolitaines : la longue survie de l’internement
Si la loi du 15 juillet 1914 marque symboliquement le déclin de l’internement, sa rétraction est plus lente et incertaine, les logiques métropolitaines, coloniales et trois guerres venant prolonger son histoire. Sylvie Thénault dénoue cet écheveau dans la troisième partie. Simultanément à la loi du 15 juillet 1914, la déclaration de l’état de siège suscite, par exportation des décisions métropolitaines, la création d’un nouveau mode d’exécution de l’internement : les dépôts et camps d’internés civils. Cet épisode dure environ le temps du conflit mondial, mais en Algérie il ne provoque pas la même rupture qu’en métropole, puisqu’il se situe dans la continuité des pratiques antérieures : les autorités utilisent ainsi ce dispositif dans la répression et la réclusion massives des insurgés des Aurès à l’automne 1916.
La Première Guerre inaugure une longue phase de rétraction et de disparition de la version coloniale algérienne de l’internement : à la fin des années 1930 ne subsiste que la mise en surveillance spéciale, tombée en désuétude et qui disparaît en 1944 avec l’ensemble du régime pénal de l’indigénat. Certes, une « politique de bienveillance » et de judiciarisation de la procédure est instaurée, notamment pour répondre aux critiques et contestations des « indigénophiles », comme Albin Rozet, et des Algériens eux-mêmes. Sylvie Thénault lie cependant davantage ce déclin à l’adaptation des formes de répression à des contestations plus politisées et urbaines. L’internement cède le pas à la surveillance, plus efficace face à l’animation de la vie politique et du mouvement ouvrier algériens.
Durant la Seconde Guerre mondiale, par une nouvelle projection métropolitaine, l’internement dans un camp remplace définitivement toute autre forme d’internement. Les Algériens internés ne le sont plus en tant que sujets coloniaux mais au nom de la défense de la « sécurité et de l’ordre publics », comme en métropole. L’internement est cependant mis en œuvre en Algérie par une administration familière de décisions arbitraires à l’endroit des sujets coloniaux qui investit cette législation pour ressusciter l’internement pour faits de droit commun, comme avant 1914. Le vécu des internés est aussi différent de celui de métropole : les conditions de vie y sont plus rudes, marquées par l’absence d’intervention humanitaire. L’internement se poursuit après le débarquement allié en Afrique du Nord, et sa suppression en même temps que l’indigénat est l’objet d’une obstruction majeure du gouvernement général qui l’utilise de façon massive, associé à l’activité policière, dans la répression du soulèvement du Constantinois.
La guerre d’indépendance enfin voit renaître le camp d’internement et la détention administrative couvre des arrestations massives. D’un conflit à l’autre, les expériences sont réinvesties : les autorités coloniales et militaires savent comment limiter la portée de l’action des commissions d’inspection des camps et réussissent à garder la main sur les décisions d’internement et des libérations. L’évolution majeure apportée par la guerre d’indépendance dans l’histoire de l’internement est sa militarisation. Au nom de la mission de police qu’elle assume, l’armée s’approprie la détention administrative et créé des camps à des fins qui lui sont propres : couvrir la détention – hors de la protection des conventions internationales – des maquisards faits prisonniers.
Dans les rouages de l’État colonial
Revenant sur le temps long, cet ouvrage est un magistral parcours à travers les rouages de l’État colonial. L’histoire du régime de l’indigénat comme pratique administrative, suivie au plus près de ses acteurs, introduit au cœur des logiques de la construction de l’État colonial et met en relief la multiplicité des facteurs présidant à son évolution, au « passage d’un simple appareil administratif militaire à une organisation spécifique, qui [n’atteint] jamais l’assimilation avec la métropole » (p.163). Sylvie Thénault enquête pour cela sur les circonstances de la construction de l’internement, sa mise en pratique, déconstruisant méthodiquement les discours écrits à partir des seuls textes juridiques. Elle montre ainsi que la réglementation donne le plus souvent l’impression trompeuse d’un appareil juridique efficace et maîtrisé de contrôle des populations « indigènes », qui aurait été exporté d’un territoire colonial à l’autre, puis réformé dans le sens d’une lente progression assimilationniste vers la judiciarisation de la procédure.
Le retour sur le XIXe siècle permet aussi de remettre en question la rupture de 1870, soulignée par Charles-André Julien et Charles-Robert Ageron mais trop marquée par une perspective d’histoire politique française. En effet, si l’on s’en tient à la construction de l’Algérie française et de l’État colonial, la véritable rupture est le début des années 1880, avec la création du service des Affaires indigènes et la stabilisation du personnel et des procédures d’administration de la colonie [5]. L’internement se stabilise ainsi au début des années 1890, les dossiers reflétant son installation dans la durée comme pratique ordinaire des gouverneurs généraux.
Sylvie Thénault a aussi souhaité relever un autre défi majeur de l’historiographie du fait colonial en Algérie, capter « les échos [des] voix lointaines [des victimes] chaque fois que c’était possible » (p.16). Pour cela elle a lu très finement les sources « à contre-fil [6] », tenté de tracer des profils d’internés à qui elle laisse la parole en tête de chaque partie dans trois prologues sensibles et empathiques. Force est de reconnaître que la parole des subalternes reste malgré cela peu audible : hormis le poète Mohamed Belkheir et des témoignages pour la période la plus récente, il reste quasiment impossible de trouver des sources émanant d’Algériens sur l’internement.
Une perspective coloniale sur les camps
Écrite avec la volonté de rompre avec une perspective uniquement métropolitaine, cette histoire de l’internement en Algérie constitue un riche contrepoint aux essais de définition du « camp [7] ». Alors qu’en métropole, l’internement dans un camp est associé aux conjonctures d’exception du XXe siècle [8], en Algérie, les épisodes d’internement des conflits mondiaux et de la guerre d’indépendance apparaissent davantage comme des variations de l’internement colonial, rejouant une structure remontant aux premières décennies de l’occupation du pays et dans laquelle l’armée et les contextes de guerre ont un rôle majeur. Tentant de situer le cas algérien dans les catégorisations générales élaborées par l’historiographie des camps, Sylvie Thénault plaide pour une approche différenciée des camps, afin d’éviter les confusions de profil sociologique et démographique des populations confinées, les vécus individuels et collectifs des internés et de leur encadrement, « sans quoi la définition [risque de dissoudre] les réalités sociales qu’elle devrait aider à cerner » (p. 301). On ne saurait ainsi rapprocher les différents camps créés en Algérie avec ceux qui virent le jour en 1905 en Namibie dans le cadre de la répression des Herero par le général allemand von Trotha [9].
Le cas algérien confirme l’inadéquation des analyses de Michel Foucault quant au développement du système carcéral en situation coloniale [10]. Les lieux d’enfermement sont projetés dans les espaces coloniaux par décisions métropolitaines, sans être accompagnés des autres « appareils disciplinaires » comme l’école et l’armée, ou de façon marginale. Par ailleurs, l’idée d’un amendement des détenus étant exclue par des préjugés racistes, le régime d’incarcération est particulièrement dur, incluant parfois des châtiments corporels. Le travail des détenus n’y est en rien salvateur mais uniquement l’effet d’un calcul économique. Toutefois, contrairement au Kenya ou à l’Inde britannique, le recours à la main-d’œuvre pénitentiaire indigène est peu développé en Algérie car considéré comme peu profitable [11]. Les travaux de force en Algérie sont surtout le fait des structures disciplinaires destinées aux soldats de l’armée française [12].
La comparaison avec la métropole et d’autres territoires coloniaux se révèle particulièrement fructueuse et éclaire d’un jour nouveau la production de l’« indigénat » et de la primauté de la répression administrative, caractéristique de l’empire français. Si parfois la complexité du « régime de l’indigénat » égare quelque peu le lecteur, Violence ordinaire n’en restitue pas moins avec rigueur, force détails et, le plus souvent, une limpidité très appréciables la complexité et les aléas de la construction des appareils administratif et étatique colonial en Algérie. Le choix d’une approche sociale de l’histoire administrative et judiciaire, illustrant une nouvelle fois à quel point le fait colonial doit se penser en terme de « tensions of empire [13] », apporte un renouveau considérable à la compréhension du fait colonial en Algérie et à une réflexion plus large sur la nature de l’État.