Nous ne voyons pas véritablement le vivant : telle est la thèse d’Estelle Zhong Mengual qui, dans un texte mêlant observations personnelles, analyse des œuvres visuelles et littéraire, et nous invite à porter une autre forme d’attention au monde naturel.
Dans le contexte d’une crise de notre sensibilité face au vivant, que signifie l’injonction pressante à voir le vivant ? Celle-ci vise à faire émerger un aspect essentiel des relations d’interdépendance entre humains et non humains. Elle désigne l’évidence selon laquelle « ne pas voir le vivant » parcourt autant les pratiques naturalistes dominantes que les méthodes d’interprétation des œuvres s’appuyant sur une rhétorique de l’image qui exclut la possibilité de peindre un vivant pour lui-même.
Apprendre à voir : Le point de vue du vivant rapproche l’histoire naturelle et la peinture en alternant des courts récits d’expérience et des développements sur le vivant. En italiques, des notes consignent des observations sur la vie quotidienne de l’autrice, l’heure du jour, la saison, la qualité de l’air et de la lumière depuis sa fenêtre donnant sur un pré, le chant des rouges-gorges mais également son propre regard sur la peinture du vivant. En racontant la manière dont elle a compris les solutions que la fougère, la primevère trouvent pour prospérer à la sortie de l’hiver, en narrant les circonstances de sa rencontre avec un grand-duc nommé Charlotte, elle emprunte la voie des écrivaines naturalistes anglo-saxonnes home based du XIXe siècle telles que Mary Treat, Arabella Buckley, dont elle met au jour des apports trop longtemps sous-estimés. La mobilisation d’une forme narrative qui s’inscrit dans la tradition du nature diary croise le regard de l’historienne de l’art qui décrit ses sensations puis examine des représentations de végétaux et d’animaux en peinture, au service d’un plaidoyer en faveur d’une attention aux vivants que des peintres auraient soutenue.
« Apprendre à voir » est un des leitmotive qui parcourent l’ouvrage de bout en bout, comme une exhortation à faire alliance avec le monde vivant que notre ignorance a délaissé. Apprendre à voir qu’il y a quelqu’un, apprendre à voir le sens, apprendre à voir l’invisible sont les trois entrées qui organisent les réflexions nourries du croisement entre peinture de paysage et histoire naturelle. L’autrice se tient à distance des méthodes prescrites par les logiques disciplinaires, et des normes qu’elles impliquent. Elle prend position pour une enquête guidée par l’œil du peintre et celui du naturaliste : du décor au monde peuplé, de l’ennui à l’enquête et enfin de la séparation à la vie tissée. La critique de la peinture de paysage qui a instauré un rapport distant au monde vivant sous la forme d’une image à contempler est menée de front avec celle de l’activité classificatoire de l’histoire naturelle comme entreprise de réification des espèces animales et végétales. Quittant le cadrage large des trajectoires historiques des deux domaines, l’enquête s’intéresse aux transformations de ces deux types de regards à partir d’exemples choisis dans les pratiques de la peinture et de l’histoire naturelle.
Transformer les regards
Dans un premier temps, l’autrice fait retour sur la dissociation entre l’art et les sciences opérée par la Modernité. D’un côté, les sciences apportent des connaissances sur le monde vivant, avec la contrepartie de produire des savoirs « désenchantés » par un processus d’objectivation des phénomènes ; de l’autre, le privilège des arts d’enchanter le monde par la poésie se fait au prix de leur relégation dans la sphère du sensible, voire de la sensiblerie. Il appartient aux enfants et aux doux rêveurs de s’intéresser aux non sujets que sont les fleurs et les animaux. L’enjeu est, alors, de subvertir de l’intérieur le grand partage de l’enchantement, de quitter la connaissance qui sépare pour rejoindre la connaissance qui relie.
À l’intersection de l’art et de l’histoire naturelle, dans le contexte de cet héritage, l’autrice va à la rencontre de peintres et de naturalistes qui allient savoirs et sensibilité pour ouvrir une voie nouvelle, celle d’une histoire environnementale de l’art. Repérer les écarts entre la norme collective et les pratiques individuelles : voilà la tâche assignée à l’histoire environnementale de la peinture de paysage, comme saisie des points de vue des vivants. Il s’agit de se mettre à la recherche d’indices et sur la piste d’un écart entre une norme héritée de la représentation du vivant et l’émergence d’une sensibilité personnelle à même de capter des signes de ce même vivant. C’est à ce décentrement du regard que s’exerce l’autrice face à la peinture monumentale de Frédéric Edwin Church, Au cœur des Andes, réalisée en 1859, date de parution de L’origine des espèces de Darwin.
Il ressort de son analyse que les plantes représentées sont non seulement identifiables, mais différenciées selon un réalisme plus intellectuel que visuel. Le traitement pictural concourt à apporter un coefficient supplémentaire de lisibilité aux végétaux, soudain affranchis du statut de décor. De motifs secondaires, les plantes deviennent peuplement d’entités singulières. Leur identité propre n’est pas une anomalie, mais la norme du vivant dès lors qu’on lui prête attention. En cela, l’intuition de Church répond à Darwin quand il introduit le concept de variation dans l’évolution de la nature.
Changeant de bord, l’autrice recherche dans les écrits d’histoire naturelle des points de vue qui font exception à l’objectivation. Elle repère les brèches ouvertes par un mode d’attention commun au vivant en s’intéressant à une histoire naturelle qui émerge au XIXe siècle, en marge des grands textes fondateurs écrits par des hommes, celle de femmes au foyer, écrivaines naturalistes. A Vineland, dans le New Jersey, Mary Treat passe le plus clair de ses journées au centre d’une vaste clairière ceinte de thuyas. Près de deux bains à oiseaux, au pied d’un érable, elle observe et étudie les mœurs des araignées-loups, les fourmis, les oiseaux du printemps jusqu’à l’automne. Pendant des heures, chaque jour, elle documente l’existence du milieu vivant à partir de notes et de dessins, dans la joie et l’exaltation la plus profonde. Le foyer est sous les branches d’un érable, un lieu d’apprentissage autodidacte, d’écriture de la connaissance, parmi les vivants. Anna Maria Hussey, de son côté, s’intéresse aux champignons. Comment comprendre qu’elle consacre des journées entières à leur étude ?
Tout à coup, la valeur n’est pas dans l’objet ni dans le sujet mais dans la relation. Ce style d’attention spécifique est inauguré par le pasteur Gilbert White en 1789 avec la parution de son Histoire naturelle de Selborne, sous la forme d’un journal qui consigne jour après jour les vivants qu’il observe dans son jardin et dans la campagne de sa paroisse. Cette manière de connaître est oblitérée, dépréciée, au profit des récits virils d’expéditions, de chasse, issus de la tradition de la wilderness dont l’écriture naturaliste occupe le devant de la scène, héritière des logiques de face à face entre l’homme et la nature où dominent les défis physiques.
En suivant le courant souterrain de cette attention au vivant qui s’inscrit en marge du monopole de la tradition de la wilderness, dans la conception commune de l’écriture naturaliste, l’autrice met en lumière des rapports de filiation. Bien que leurs ouvrages soient des succès d’édition, l’assignation des femmes à la sphère domestique leur ferme la possibilité d’accéder à une légitimité académique. Depuis l’époque post révolutionnaire, la lignée de femmes écrivaines qui incarne la tradition home-based de l’écriture naturaliste est peu visible, mais elle ne tarit pas. Dans son approche, Arabella Buckley décrit, dans The Fairy Land of Science paru en 1887, l’indisponibilité humaine à l’égard de son environnement vivant : une activité mentale constante projette des états intérieurs encombrés sur le vivant, ce qui conduit à ne pas le voir. Dans le même ordre d’idée, l’interprétation symbolique du langage des fleurs atteste de la recherche de soi-même, une manière de ne rien voir du vivant autour de soi.
L’autrice relie l’amorce une recherche de relation responsive de l’écrivaine naturaliste américaine Frances Theodora Parsons au concept d’axe de résonance de Hartmut Rosa. Pour Parsons, qui publie en 1893 le premier guide de terrain consacré aux fleurs sauvages, voir, c’est faire connaissance. Ses énoncés commencent par « Je ». Elle ne dit pas trouver des fleurs mais les rencontrer, cherchant à les nommer. Dans cette même veine, en cherchant les émotions suscitées par le monde vivant, le naturaliste Philip Henry Gosse s’éloigne des processus de quantification, de classification et d’objectivation présents dans les pratiques botaniques académiques. Dans son ouvrage The Romance of Natural History de 1860, il choisit le camp de l’enchantement en mêlant les perceptions esthétiques aux connaissances botaniques issues de sa solide formation naturaliste. En privilégiant l’évocation sur l’explication, il ouvre la voie d’une expérience sensible, vectrice d’apprentissage scientifique. Là encore, l’autrice oppose avec Natasha Myers, à la connaissance qui sépare, la sensorialité comme voie d’entrée à une connaissance qui relie. Myers promeut la reconnaissance de l’altérité vivante et non humaine par l’expérience kinesthésique en choisissant la valorisation du corps-sensation contre l’esprit-raison. Nous sommes ainsi guidés à rejoindre Myers sur la voie d’une égalisation des positions des corps qui fait écho à la recommandation que Parsons adresse aux femmes naturalistes : rencontrer les plantes exige d’activer des puissances corporelles traditionnellement associées au corps masculin. La mise en œuvre de la botanique de terrain par les femmes nécessite de se défaire des bottines et des jupons. A cette condition, les corps des plantes émancipent le corps des femmes. L’art de raconter la fougère de Parsons, entre connaissance et émerveillement, enrichit son être au monde. Plus encore, selon le concept de Baptiste Morizot, la fougère devient, un « parent alien », corps commun et différent à partir du corps hérité de la co-évolution.
Enrichir l’être au monde
L’autrice revient sur le réductionnisme et la pauvreté des outils traditionnels de l’iconographie qui relèguent le vivant non humain au statut de décor en peinture. La critique de l’interprétation symbolique – qui conduit à ne pas voir – est introduite à propos d’un faucon dans le tableau d’Albert Bierstadt intitulé A Storm in the Rocky Mountains, Mt Rosalie, peint en 1866. Un rapace dans le ciel porté par des vents dominants, élément discret d’une peinture de paysage de grand format, a été peint pour lui-même. L’intuition de Bierstadt est que les formes visibles disponibles pour le peintre portent leur histoire éthologique. Le rapace, hors de toute symbolisation, renvoie en lui-même à son histoire évolutive.
Le phénomène de co-évolution remarqué pour la première fois à propos des plantes et des insectes est un événement décisif dans l’histoire du regard sur le vivant. Il intéresse la peinture, notamment Martin Johnson Heade, qui rend présents tous les indices, traces et attributs perceptibles par le pollinisateur qu’est le colibri dans la peinture de fleurs à symétrie bilatérale que sont les orchidées. La peinture de paysage est à même d’être abordée comme une peinture d’histoire, non pas celle des grands récits et épopées, mais une peinture qui porte non seulement la présence de vivants humains et non humains mais le point de vue de la co-évolution. Le tableau Orchidées et oiseau-mouche donne à voir une peinture d’histoire évolutionnaire. L’hypothèse est que le regard des peintres est porteur de savoirs sur le monde vivant et que le regard des naturalistes intègre une dimension subjective à leurs observations. C’est un style d’attention complet qui conjugue toutes les facultés dans une pleine disponibilité, en dépassant les dualismes.
Sentir de nouvelles parentés
Dans l’imaginaire des écrivaines naturalistes, un monde grouillant insoupçonné affleure alors au seuil du visible. Apprendre à voir, se rendre sensible à la part invisible du monde vivant que sont les relations est la clef de compréhension du recours aux fairies dans leurs écrits. Ces créatures surnaturelles font irruption et peuplent les peintures dès 1840. Les elfes, les fées, les sylphides et autres farfadets, fruits de l’imagination, constituent un refuge pour échapper à un monde désenchanté que l’industrie galopante rationalise. Pour Parsons et Buckley, les fairies sont des parents avec lesquels tisser des liens. Relevant d’une catégorie ontologique hors norme, ils suscitent l’émerveillement. Éprouver le merveilleux – le wonder – du vivant, entre les mains des enfants et des êtres non rationnels est porté par les écrivaines naturalistes et les peintres préraphaélites. Ils ne cherchent pas à instruire, mais à susciter une curiosité à l’égard du vivant pour mieux habiter le monde.
L’autrice nous invite à emprunter des chemins de métamorphose de nos relations au monde vivant en redonnant des perspectives revitalisantes à la peinture et à l’histoire naturelle ici associées. La forme du livre emprunte à son fond en tissant des liens entre des photographies, des savoirs situés, des peintures, des gravures, des récits. Tel un chant choral, il affirme les interdépendances entre humains et non humains qui amplifient l’intensité des trajectoires existentielles. L’approche relationnelle de la connaissance de l’autrice suit son propre fil d’attention à l’altérité du vivant. La force du propos est de créer un espace de présence consciente du vivant autour de soi qui s’étend de la première à la dernière page.
Estelle Zhong Mengual, Apprendre à voir. Le point de vue du vivant, Arles, Actes Sud, 2021. 256 p., 30 €.
Agnès Foiret-Collet, « Une histoire environnementale de l’art »,
La Vie des idées
, 16 octobre 2023.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net./Estelle-Zhong-Mengual-Apprendre-a-voir
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