Recherche

Essai Société

Espace public, urbanité et démocratie


par Stéphane Tonnelat , le 30 mars 2016


Download article: PDF

Les espaces publics urbains sont au cœur des débats sur la mixité sociale. Mais sont-ils toujours favorables à l’éthique démocratique, à la solidarité ? S’inspirant de l’interactionnisme, Stéphane Tonnelat étudie la teneur éthique des relations entre passants

L’espace public urbain des grandes villes est souvent paré de vertus démocratiques. Comme lieu de passage, c’est l’espace de la tolérance envers la différence ; comme agora ou forum, c’est le lieu de la conversation et du débat public ; comme marché, c’est le lieu du commerce entre les citadins d’origines diverses ; comme arène, c’est le lieu de la représentation et de l’exercice de la force publique au service de la population ainsi que des manifestations. À tous ces titres, l’espace public serait, avec l’école, un des sites principaux de la formation et de l’expression de citoyens tolérants et responsables.

Dans les pages qui suivent, je présente une approche plus nuancée de l’effet des espaces publics. Plutôt qu’agents de démocratisation, je propose de les considérer comme des espaces d’apprentissage de compétences de comportement en public qui promeuvent une accessibilité généralisée fondée sur l’égalité, ainsi que comme espaces d’expérience des violations de cette norme et d’éventuelles mobilisations. Ces traits ont-ils un rapport avec la démocratie ?

L’ambivalence de l’espace public : entre communauté et société

Les effets des espaces publics urbains sur la société font d’autant plus débat qu’ils semblent difficiles à démontrer ou à infirmer. En suivant une généalogie tracée par Isaac Joseph, je voudrais montrer une évolution du concept lié à l’histoire de l’urbanisation en Europe et aux États-Unis d’Amérique.

Les premiers travaux sur l’espace public urbain, contemporains de l’urbanisation occidentale, y identifiaient une nouvelle forme de socialité aux effets ambivalents. Pour Georg Simmel, dans l’excursus sur l’étranger publié en 1903, les rues de Berlin, alors en forte croissance, sont les lieux de passage de l’étranger, personne anonyme, sans attachement local. Les citadins font rapidement l’apprentissage de la réserve, une attitude qui leur permet de réduire leur sensibilité aux sollicitations qui les assaillent. En conséquence, la ville a des effets à la fois libérateurs et aliénants. Elle libère les nouveaux arrivants, essentiellement issus de la campagne, des jugements de leurs pairs ou communauté. Mais l’indifférence des passants, devenus « blasés », les laisse seuls au milieu de la foule. Les citadins développent alors une psychologie faite de traitements impersonnels régulée par l’argent et le temps.

Exagérée, cette vision d’une ville aliénante est relativisée par Louis Wirth dans un fameux article publié en 1938, Le phénomène urbain comme mode de vie [1]. Il décrit comment les migrants de Chicago se regroupent dans des « aires naturelles » où les solidarités ethniques ou culturelles les aident à surmonter leur condition de pauvreté à leur arrivée en ville. Cependant, la fréquentation des espaces plus mélangés du centre-ville, y compris ceux du travail industriel, leur offre les occasions de se spécialiser dans un métier et éventuellement de développer des relations et des compétences indépendantes de leur groupe d’origine. De fait, si les sociabilités urbaines ont tendance à mettre tout le monde dans le même wagon de l’égalité de masse, elles poussent aussi les individus à se démarquer de façon originale. Les citadins développent des styles reconnaissables qui leurs permettent de s’affilier à des groupes secondaires inscrits dans des « régions morales » indépendantes des « aires naturelles. » À l’espace public du tout-venant se rajoute alors des zones différenciées par la culture, la classe, ou encore la profession ou les orientations sexuelles. Comme l’écrit Isaac Joseph, « L’urbanisation, loin d’être une forme d’émancipation généralisée, n’efface ni les privatismes, ni les enclaves » [2].

Vu par l’École de Chicago, l’espace public apparaît alors comme le lieu d’une désorganisation sociale temporaire qui défait les immigrants de leurs cultures d’origine et les prépare à une vie plus conforme aux standards américains à l’occasion d’un déménagement en périphérie. Il apparaît comme une « zone de transition ». Malgré une fascination pour toutes les formes de marginalité qui s’y développent, les monographies de la première école de Chicago présentent ainsi l’espace public du centre-ville comme un domaine transitionnel sans régulations sociales propres, pris entre communautés et société.

Mais la machine intégrative urbaine américaine se grippe après la seconde guerre mondiale, lorsque la mobilité sociale vers la périphérie est refusée aux Africains-Américains qui migrent vers les cités du nord. La ségrégation officielle, puis officieuse, ralentit ou stoppe l’ascension sociale et fait des quartiers pauvres des centres-villes des réservoirs permanents de pauvreté jusqu’aujourd’hui. L’espace public urbain cesse alors de jouer un rôle fonctionnel de transition et ne devient plus qu’un résidu sans qualité de l’aménagement urbain, ou pire une zone de dangers [3], tandis que les anciens bâtis se dégradent.

Les sociabilités propres aux espaces publics

Pourtant, à partir des années 1960, l’espace public urbain se découvre des qualités et des règles de comportement. Pour Jane Jacobs [4], c’est l’espace d’une hospitalité bienveillante. Elle est la première à défendre un urbanisme basé sur la rue et la diversité du bâti qui fait la part belle aux familiarités de quartier, tout en restant accueillant pour les visiteurs étrangers.

Pour Erving Goffman [5], sociologue des interactions entre individus, l’espace public urbain est aussi la scène d’une coprésence régulée par des normes directement observables. Notamment, il transforme la réserve ou indifférence de Simmel en « inattention civile » (aussi traduit par « inattention polie » ou « indifférence civile »). Ce concept remplace l’indifférence identifiée par Simmel en marque de respect de l’intimité de l’autre et de sa présentation publique, ce qui en fait une norme de comportement collective.

« Une première personne donne à une seconde personne suffisamment d’informations visuelles pour lui montrer qu’elle a reconnu sa présence (et cette dernière admet ouvertement l’avoir vue), mais l’instant suivant, elle retire son attention afin de signifier que cette seconde personne ne constitue pas une cible particulière de curiosité ou ne fait pas partie de ses plans. » [6]

Enfin, quelques années plus tard, un autre sociologue, William H. Whyte (The social life of small urban spaces, 1980), montre que les citadins sont plus friands de sociabilités en public qu’il est alors généralement admis. Les New-Yorkais qu’il observe recherchent avant tout les espaces proches de la circulation piétonne, comme s’ils se sentaient plus à l’aise en compagnie de la foule.

De fait, à partir des années 1980 et 1990 aux États-Unis, les villes redécouvrent leurs centres et développent des politiques de rénovation qui font la part belle aux espaces publics, notamment sur les fronts d’eaux. C’est durant cette période que le concept acquiert des qualités pro-démocratiques.

Dans The Public Realm, livre qui récapitule les enseignements de l’approche interactionniste, Lyn Lofland (The public realm : Exploring the city’s quintessential social territory, Aldine de Gruyter, 1998) résume les principes normatifs des comportements en public. Cet ouvrage distingue deux apports importants de ce courant de pensée. Tout d’abord, ce qui rend l’espace public c’est avant tout la fréquentation d’un espace par des personnes qui ne se connaissent pas. Cette définition fait de l’accessibilité d’un lieu la condition sine qua non de sa publicité.

Cette définition permet aussi à Lofland, inspirée par Albert Hunter [7], de distinguer trois régimes de sociabilité présents en ville : le régime privé, fait de relations entre personnes intimes, le régime du quartier (parochial) fait de relations secondaires entre connaissances plus ou moins distantes, et le régime public, anonyme. Les frontières entre ces régimes peuvent être déterminées par des barrières physiques, comme une porte de maison ou une rue, mais aussi par des groupes ou individus qui transportent avec eux un type de relations. Cette incertitude rend difficile l’identification précise d’un espace public, ce qui fait dire à Lofland que certains chercheurs se trompent en décrivant leur terrain comme un espace public alors qu’il est souvent plus proche d’un espace de quartier. Certaines dénonciations de privatisation feraient ainsi l’erreur de présumer que les rues des villes auraient été publiques à une époque antérieure avant d’être aujourd’hui « privatisées », ou « communautarisées. » En réalité l’espace public ne constitue qu’une petite partie des espaces urbains. Marqué par l’anonymat, il se retrouve le plus souvent aux frontières des quartiers ou dans les espaces de grande circulation.

Cette limitation de l’emprise de l’espace public n’enlève cependant rien à son importance. Pour Lofland, cinq principes normatifs y guident les comportements des passants. Le premier, la « mobilité coopérative » demande à chacun de coordonner a minima ses gestes et déplacements avec les autres, produisant ce qui est parfois appelé avec un enthousiasme idéaliste, une chorégraphie improvisée. Le deuxième, « l’inattention civile » repris de Goffman, marque le respect discret que chacun accorde à la présence de l’autre et attend en retour. Le troisième principe, « l’aide restreinte » désigne l’attente légitime de menus services qui n’engagent pas les participants au delà de la situation comme demander l’heure ou son chemin à un étranger. « Le rôle d’audience », quatrième principe, transforme les citadins en spectateurs et acteurs de la scène publique. Enfin, dernier principe, l’espace public requiert un « comportement civil envers la diversité ». Ce principe établit une forme d’interdiction pratique de toute discrimination basée sur des traits non pertinents dans la situation, comme la couleur de peau, le genre, etc.

En conséquence, selon les avocats de l’importance des espaces publics, leur fréquentation aurait des effets bénéfiques. Ils offrent au passant des lieux de répit au cours de sa journée. Ils agissent comme des centres de communication où se rencontrer et échanger des idées. Cette qualité a des conséquences économiques, mais aussi politiques, car l’espace public devient alors le site de l’expression des citadins ainsi que de la mise en visibilité des arrangements sociaux et des conflits, sous la forme de manifestations. Enfin, le dernier point avancé par Lyn Lofland est la création de personnes cosmopolites, c’est-à-dire tolérantes et ouvertes à la fréquentation des autres.

Un compromis entre qualité et quantité

Le livre de Lofland résume bien la somme des attentes normatives souvent placées dans les espaces publics. Une question se pose alors : les valeurs mises en œuvre dans l’espace public ont-elles des effets au delà de leurs espaces d’application ?

L’ethnographe américain Elijah Anderson (Code of the street : Decency, violence, and the moral life of the inner city, W.W Norton, 1999) est le premier à poser la question du passage du quartier aux espaces publics. Ses travaux décrivent les sociabilités des quartiers africains-américains pauvres de Philadelphie. Il y montre une forme de contrôle par la réputation et la violence qu’il appelle le « code de la rue ». Pour pouvoir fréquenter d’autres espaces urbains, les habitants de ces quartiers pauvres doivent se défaire de ce code. Mais ils n’ont souvent pas appris les normes de comportement en public et leur comportement est stigmatisé lorsqu’ils sortent de leur quartier. Pourtant, certains de ces habitants, grâce aux valeurs que leur ont inculquées l’école ou leur famille, arrivent à « changer de code » (« code switching » en anglais) et à trouver du travail ou des loisirs en dehors des zones ségréguées. Mais ils ne sont pour autant pas acceptés partout et ils risquent à chaque instant de se faire rappeler à leur condition de couleur lorsqu’ils circulent dans les « espaces blancs » (White space [8]. Dans ses derniers travaux, Anderson [9] identifie quelques espaces centraux à Philadelphie où ces discriminations sont rares. Il les appelle les auvents cosmopolites (cosmopolitan canopy) et les décrit comme des espaces de civilité où tout le monde, blancs, noirs et autres, se comporte de façon tolérante envers les autres. Comme je l’ai noté ici ailleurs, l’inventaire de ces espaces cosmopolites dans la ville est maigre. Seuls quelques marchés et places semblent répondre aux critères annoncés par Lofland et Anderson. En conséquence, la confiance que ces auteurs placent dans leur effet transformateur des citadins semble exagérée.

À trop demander aux espaces publics, leur emprise dans la ville ne risque-t-elle pas de se réduire à une peau de chagrin ?

L’acquisition des compétences du citadin

Une autre approche consiste à ne pas conditionner la publicité d’un espace à l’exécution d’une tolérance tautologique (si l’espace est public les comportements sont tolérants et s’ils ne le sont pas, c’est que l’espace n’est pas public). Il nous faut donc accepter que l’espace public soit aussi le lieu d’accrocs aux normes de la civilité urbaine et de contradictions qui nous rapprochent finalement de l’ambivalence déjà identifiée par Simmel. Mais quels sont alors les intérêts de l’espace public pour la société ?

Dans une étude de la ligne 7 du métro de New York que j’ai menée avec mon collègue William Kornblum, nous avons remarqué que les habitants d’un quartier « hyper-diversifié » de Queens effectuaient un changement de régime de sociabilité lorsqu’ils s’approchaient à pied de la station. Ils passaient (code Switch) d’un régime de familiarité avec le quartier et certains de ses habitants à un régime d’anonymat. Un marqueur récurrent de ce passage est le glissement de l’usage des pronoms « I » (je) et « we » (nous) au pronom impersonnel « you » (on). Nous l’interprétons comme un changement d’affiliation d’un collectif basé sur la familiarité personnelle ou culturelle à un collectif basé sur le partage de conditions pratiques, en l’occurrence la nécessité de se déplacer sans encombre vers la destination de son choix. Nous appelons ce collectif aux contours incertains une « communauté accidentelle de situation. » Elle est fondée sur une confiance a priori dans le comportement des uns et des autres, que les pratiques de mobilité coopérative et d’inattention civile entretiennent [10]. Plutôt que des normes, ces principes défendus par Goffman et Lofland seraient donc des compétences [11]. Elles doivent être apprises et pratiquées afin de satisfaire et d’entretenir les attentes des citadins de pouvoir arriver à bon port et en bon état.

Certains maitrisent mal ces compétences ou ne cherchent pas à les acquérir, tandis que d’autres les manient avec art, quitte à les détourner. Les accrocs à ce que Lofland prend comme une norme sont bien souvent des maladresses suivies d’excuses et parfois des provocations discriminantes. Ils révèlent d’autres normes sous-jacentes plus importantes, à l’origine d’un ordre social que Goffman qualifie de consensus de travail (working consensus). D’après Anne Rawls [12], ces normes prescrivent le respect de l’individu tel qu’il se présente aux autres et à lui-même (image de soi) dans une situation donnée (un cours d’action situé). Dans le métro, l’attente partagée consiste à penser que chacun devrait arriver à destination sans souffrir d’offense à son intégrité physique et mentale.

Cette approche révèle les attentes normatives d’égalité, généralement partagées, sur lesquelles se fondent les interactions non problématiques. La communauté accidentelle de situation propre à l’espace public est ainsi le reflet des normes d’inclusion dans la société urbaine et les compétences constitutives de l’urbanité ne sont que les moyens par lesquels ces attentes se réalisent et se diffusent depuis les espaces de circulation vers les quartiers. Notamment, dans les grandes villes, elles sont un des moteurs de l’accessibilité généralisée aux territoires urbains et par là, d’une forme de droit à la ville basée sur l’égalité d’accès des citadins quels que soient leur race, leur genre ou toute autre distinction jugée a priori non pertinente pour évaluer la présence d’un individu dans un espace urbain.

De l’efficacité de la norme de libre accès : égalité, exclusion et indignation

L’intérêt principal des espaces publics de la coprésence anonyme pour une société serait donc double : leur capacité à faciliter la libre circulation et celle à faire émerger des attentes de reconnaissance d’égalité de traitement pour tous, notamment de la part de minorités discriminées par ailleurs.

À cet égard, le régime propre à l’espace public se distingue non seulement du régime de l’espace communautaire ou du quartier, comme l’annonce Lyn Lofland, mais aussi d’autres types de régimes qui peuvent imposer des limites à l’accessibilité à tous. Le géographe marxiste Don Mitchell a par exemple montré comment le contrôle d’un parc par une université [13] ou d’un centre-ville par la police [14] peut réduire l’accès à l’espace urbain des personnes sans abri ou plus généralement considérées comme « indésirables » [15]. En conséquence, les centres-villes américains et certains parcs ou complexes gérés par des institutions semi-publiques ne peuvent pas être qualifiés d’espaces publics sans soulever quelques questions. D’autres auteurs ont montré la vulnérabilité de l’espace public à diverses formes de violence imposant un ordre disciplinaire ou une peur généralisée. Depuis 2010, la principale avenue de Tunis serait ainsi passée d’un espace surveillé par la police du régime du président dictateur Ben Ali, à un espace public de rencontre et de discussion lors du printemps arabe, puis à un espace de conflits et d’attentats dans la période clivée qui lui a succédé [16].

Ces phénomènes d’exclusion, violente ou non, observables dans de nombreuses villes signifient aussi que l’ordre public de l’interaction ne prescrit pas de solidarité particulière. Tout au plus promeut-il une absence de discrimination qui n’est pas toujours respectée. Il ne faut donc pas s’étonner si les passants ne se mobilisent pas systématiquement pour aider les plus vulnérables comme les sans-abris [17] ou s’ils ne réalisent pas, ou ne préfèrent pas voir, qu’une partie de la population est absente d’un espace qu’ils considèrent comme public.

Parfois pourtant, lorsque les discriminations ou les violences sont visibles, un public peut se former pour réagir aux infractions à l’ordre de l’interaction en public et à son contrôle par un autre type d’ordre social. En 2010, par exemple, j’ai été témoin avec l’ethnologue Virginie Milliot et ses étudiants d’un incident de violence policière dans le quartier de Barbès à Paris. La scène s’est déclenchée lorsque des agents de police ont arrêté en recourant à la force un homme accompagné de sa femme et de son enfant, qui vendait des boîtes de conserve sur le marché improvisé sous le métro aérien des boulevards extérieurs. La foule n’a pas compris ce geste qu’elle a interprété comme une discrimination contraire à l’ordre public et comme l’imposition d’un ordre policier injuste. Elle s’est mobilisée pour entraver l’action des policiers et tenter d’affirmer une égalité d’accès indépendante de l’identité des personnes. Cet épisode a contribué à renforcer la publicité de cet espace de grande circulation piétonne [18].

Le métro et le RER sont aussi des espaces contestés où les discriminations peuvent soulever l’indignation, surtout lorsqu’elles sont filmées et diffusées par des téléphones portables. Ces scènes montrent la relation complémentaire entre les indignations relativement spontanées causées par des violations de l’ordre public de l’interaction et les valeurs d’une partie de l’opinion publique touchée par les médias [19]. Elles mettent en évidence une congruence entre les valeurs diffuses d’une sphère publique déterritorialisée et celles de l’espace public de la circulation.

Si donc l’espace public n’est pas un lieu de solidarité a priori, il peut rendre visible des phénomènes de discrimination ou d’exclusion susceptibles de nourrir des sentiments d’injustice et des mobilisations sociales. Dans ce cas, il joue un rôle différent de celui de côtoiement pacifique proposé par Lofland, comme lieu de l’expérience partagée de troubles. Lorsque ceux-ci donnent lieu à une mobilisation, un public concerné se forme. Il fait connaître le problème et renforce ainsi la publicité de l’espace.

Les espaces publics urbains ne sont pas les lieux privilégiés de la formation de citoyens solidaires. En revanche, ce sont des lieux d’apprentissage de compétences qui permettent aux citadins de se déplacer en dehors de leur foyer ou quartier, compétences d’où peuvent émerger des prescriptions normatives antidiscriminatoires. « Peuvent », car celles-ci ne sont pas toujours respectées ou adoptées par les individus et les gouvernements. Une des causes principales de leur violation est la superposition d’un autre ordre social incompatible, privé, de groupe, ou institutionnel. Dans ces cas, l’espace peut soit perdre sa publicité, soit au contraire donner lieu à des sentiments d’indignation mobilisateurs qui la renforcent. Ainsi, les espaces publics peuvent agir comme sites d’émergence et d’exposition de problèmes sociaux autrement contenus dans les sphères communautaires, professionnelles, administratives ou privées. Ils rendent perceptibles les phénomènes qui peuvent nourrir un débat public [20]. Reste ensuite aux médias à se saisir des problèmes ainsi rendus visibles. C’est à ce point que la connexion avec la sphère publique politique devient pertinente et que l’espace public urbain participe au débat démocratique.

par Stéphane Tonnelat, le 30 mars 2016

Pour citer cet article :

Stéphane Tonnelat, « Espace public, urbanité et démocratie », La Vie des idées , 30 mars 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./Espace-public-urbanite-et-democratie

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Texte traduit in Yves Grafmeyer et Isaac Joseph (dir.), L’École de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, Ed. de l’Aube, 1979, p. 251–78.

[2La Ville sans qualités, Ed. de l’Aube, 1998, p. 72.

[3Gerald D. Suttles, The social order of the slum. Ethnicity and territory in the inner city, University of Chicago Press, 1968.

[4Jane Jacobs, Déclin et survie des grandes villes américaines, Mardaga, 1991 [1961].

[5La Mise en scène de la vie quotidienne. Vol. 2 : Les relations en Public, traduit par Alain Khim. Éditions de Minuit, 1973, [1971] 1973 et Comment se conduire dans les lieux publics : notes sur l’organisation sociale des rassemblements, traduit par Daniel Cefaï, Economica, 2013, [1963].

[6E. Goffman, op. cit., 2013, p. 74.

[7“Private, parochial and public social orders : The Problem of crime and incivility in urban communities”, in The Challenge of social control : Citizenship and institution building in modern society—Essays in honor of Morris Janowitz, 1985, p. 230–42.

[8“The White space”, Sociology of race and ethnicity, vol. 1, n° 1, 2015, p. 10–21

[9The Cosmopolitan canopy : Race and civility in everyday life. WW Norton & Co Inc, 2011.

[10Id., «  Confiance et émotions dans le métro de New York”, in Eloi Le Mouël et Catherine Espinasse (Eds), Des lieux qui créent des liens, L’Harmattan, 2012.

[11Voir aussi : Isaac Joseph (ed.), L’Espace du public. Les compétences du citadin, Plan Urbain, Éditions Recherches, 1991.

[12“The Interaction order sui generis : Goffman’s contribution to social theory”, Sociological Theory, vol. 5, n° 2, 1987, p. 136–49.

[13“The End of public space  ? People’s park, definitions of the public, and democracy.” Annals of the Association of American geographers, vol. 85, n° 1, 1995, p. 108–33.

[14Don Mitchell et Lyn A. Staeheli, “Clean and safe  ? Property redevelopment, public space and homelessness in downtown San Diego.” in Setha Low et Neil Smith (dir.), The Politics of public space, Routledge, 2006.

[15William H. Whyte, op. cit., 1980.

[16Smaïn Laacher et Cédric Terzi, «  Comment faire Peuple  ? Le cas des protestations publiques au Maghreb  », L’Année du Maghreb, VIII | 2012, p. 87-102.

[17Carole Gayet-Viaud, «  Du côtoiement à l’engagement : la portée politique de la civilité  », Mouvements, n° 1, 2011, p. 57–66.

[18Virginie Milliot et Stéphane Tonnelat, “Contentious Policing in Paris. The Confrontation of Two Public Orders and the Street as a Space for the Mobilization of Public Solidarity.” In Randy Lippert et Kevin Walby (dir.), Policing Cities Urban Securitization and Regulation in a 21st Century World, Routledge, 2013.

[19Stéphane Tonnelat et Cédric Terzi, «  Espace public  » in Ilaria Casillo et al. (ed.) Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la participation. GIS Démocratie et Participation, 2013.

[20Stéphane Tonnelat, «  La Dimension Sensible Des Problèmes Publics  », Raisons Pratiques, n° 22, 2012.

Partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet