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Recension Société

Élus par l’école ou par le peuple ?

À propos de : Mark Bovens et Anchrit Wille, Diploma Democracy : The Rise of Political Meritocracy, Oxford


par Elise Tenret , le 17 février 2020


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L’influence croissante de l’idéologie méritocratique va de pair avec une diminution de la part des non diplômés dans les instances politiques. Cette tendance amplifie le hiatus sociologique entre représentants et représentés et alimente le ressentiment populiste.

Est-il souhaitable, tant du point de vue de l’efficacité que de la justice sociale, d’être gouverné.e.s par des personnes très diplômées ? Telle est la question que pose l’ouvrage de Mark Bovens et Anchrit Wille. À l’heure où le mouvement des gilets jaunes pose la question de la transformation des clivages sociaux et des ressorts de la mobilisation, cette question apparaît en effet tout à fait centrale. Elle dépasse le simple cadre national, comme le montre l’ouvrage, et interroge des évolutions politiques et sociales observées dans un certain nombre de pays. Mobilisant les données de grandes enquêtes comparatives internationales (notamment les enquêtes European social survey de 2014, International social survey program et les eurobaromètres), les auteurs s’intéressent ainsi à la fracture politique et sociale qui oppose les diplômés aux non-diplômés dans un nombre croissant de pays européens et au caractère potentiellement mortifère que présente la méritocratie scolaire pour la démocratie.

Ce « problème » que constitue le diplôme dans les démocraties occidentales contemporaines pourrait pourtant sembler tout à fait contre-intuitif. En effet, le modèle méritocratique – à savoir une hiérarchie sociale fondée sur le diplôme – s’est imposé dans de nombreuses sociétés, car il apparaît plus efficace : détenir des compétences scolaires serait en effet de plus en plus important pour comprendre et gouverner des sociétés qui se complexifient. Il apparaît également plus juste que le modèle de société aristocratique qui dominait précédemment, où l’héritage social décidait du sort de chacun. Pourtant, dans un contexte où les conditions semblent réunies pour que la démocratie se porte au mieux (paix durable, développement des canaux d’information, niveau d’éducation des citoyens en hausse), les auteurs donnent à voir les germes d’une crise profonde de celle-ci.

La généralisation de l’éducation

Bovens et Wille rappellent et nuancent, dans les deux premiers chapitres, la généralisation de l’éducation dans les pays européens : la massification de l’éducation, commune à la plupart des pays occidentaux, a permis une démocratisation quantitative, mais non qualitative des diplômes, en raison des multiples hiérarchies qui se recréent aux niveaux plus élevés de formation. Ils rappellent toutefois que dans tous les pays étudiés, entre les deux tiers et les trois quarts de la population demeurent sans “college degree” ou “graduate degree“ (p. 24).

Plus original, le chapitre suivant met en évidence les nouvelles fractures sociales ayant accompagné le développement de l’éducation. Aux différences salariales entre les plus et les moins diplômés, accentuées par l’homogamie, s’ajoutent la diminution des espaces communs de fréquentation sociale (liés par exemple à l’évitement scolaire ou la ségrégation urbaine). Le fossé croissant au niveau des normes et des valeurs individuelles fait de ces fractures un « profond clivage » (“deep social and full political cleavage”, p. 41). En effet, que ce soit sur l’immigration, l’environnement, la globalisation ou encore l’Union européenne, tout oppose les opinions des plus diplômés à celles des moins diplômés. Les auteurs distinguent ainsi des attitudes qu’ils qualifient de « nationalistes » des moins diplômés, aux attitudes « cosmopolitaines » des plus diplômés. À ces attitudes correspond un engouement différencié pour des partis émergents dans la sphère politique européenne : les partis écologiques ou « socio libéraux » sont davantage plébiscités par les plus diplômés tandis que les partis nationalistes, voire populistes, sont davantage suivis par les moins diplômés.

Restreignant leur analyse, dans la deuxième partie de l’ouvrage, à des démocraties d’Europe occidentale qu’ils qualifient de « mûres », à savoir la Belgique, le Danemark, la France, l’Allemagne, les Pays-Bas et le Royaume-Uni, les auteurs mettent en évidence les clivages sur les formes et l’intensité de la participation politique induits par le diplôme. Les plus éduqués y sont, sans surprise, ceux qui lisent et parlent le plus de la politique avec leurs proches, ceux qui votent le plus, mènent le plus d’actions militantes, et s’affilient plus fréquemment à un parti. Cette participation politique différenciée se perçoit aussi à travers la société civile, où sont très actifs les plus diplômés, que ce soit dans les ONG ou d’autres formes plus sectorielles d’organisations. Dans des formes plus directes de pouvoir, à savoir dans les assemblées législatives et en tant que membres de l’exécutif, le fossé est également flagrant : l’origine sociale des membres du parlement dans les différents pays s’est ainsi d’abord diversifiée (signe de la massification scolaire) avant de s’homogénéiser (signe d’une reproduction sociale par l’école des avantages liés à la condition sociale, via l’obtention de diplômes). Dans le champ politique, les institutions européennes apparaissent particulièrement sélectives scolairement : comme le rappellent les auteurs, huit députés européens sur dix sont titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur et un quart d’entre eux d’un doctorat. La sélectivité est encore plus forte dans l’exécutif, quel que soit le pays considéré : ceci peut s’expliquer par la professionnalisation des carrières politiques, qui s’est accompagnée d’une scolarisation importante de ces fonctions (à travers des passages presque obligés par de grandes écoles dédiées, comme l’ENA en France), se substituant à d’autres modes d’ascension (tel que le passage par le syndicat ou par des élections à plus petite échelle).

La méritocratie n’a pas sa place en démocratie

En quoi cette domination politique des plus diplômés est-elle problématique ? La dernière partie de l’ouvrage pose cette question fondamentale et montre comment la méritocratie peut mettre en péril la démocratie. En effet, les auteurs rappellent dans un premier temps qu’étant donné les clivages mis en évidence dans la première partie, l’absence des non-diplômés dans les instances politiques nuit à la représentation de leurs valeurs et de leurs pratiques, empêchant toute forme d’identification possible avec les gouvernants et explique sans doute leur désaffection pour la politique, qui s’observe dans tous les pays européens. Cette domination des plus diplômés n’apparaît par ailleurs que peu justifiée, dans la mesure où, contrairement au modèle platonicien, les plus éduqués ne seraient pas nécessairement de meilleurs gouvernants que les autres : à l’appui d’études comparatives, les auteurs rappellent que les pays où les gouvernants sont plus diplômés ne réalisent pas de meilleures performances économiques, que les gouvernements ne se maintiennent pas plus longtemps… (Carnes et Lupu, 2016, p. 144). Enfin, la place croissante prise par la société civile, loin de démocratiser le champ politique, donne encore plus de pouvoir à des diplômés non élus.

Ces fractures tant sociales que politiques érodent la légitimité de la méritocratie des diplômes ; elles alimentent notamment un certain ressentiment et une perte de confiance de l’électorat le moins diplômé dans la politique et sa capacité à infléchir celle-ci. Les auteurs portent ainsi un message fort à travers leur ouvrage : la politique ne peut être méritocratique. Ils repartent pour cela du modèle platonicien : dans ce dernier, comme ils le rappellent, les philosophes-rois ne sont pas autorisés à avoir des biens personnels ou des propriétés. Cela permet d’éviter ce que Michael Young avait bien anticipé par sa dystopie, à savoir la société des “winners take all” : dans The Rise of the meritocracy, paru en 1958, le sociologue britannique montre que si l’éducation, le pouvoir, et les richesses sont concentrées dans les mains de quelques-uns, la méritocratie ne peut aboutir qu’à une hérédité sociale qui mine la légitimité du diplôme, la représentation politique et, in fine, la cohésion sociale. C’est bien la superposition de clivages sociaux, éducatifs, économiques et politiques qui menace la cohésion sociale.

C’est pourquoi, pour Bowens et Wille, même si elle peut être légitime dans d’autres sphères telles que le domaine scientifique ou encore les organisations professionnelles, la méritocratie n’a pas sa place en politique. Ils illustrent cette thèse par la métaphore du bateau : s’il est important que le chef du navire soit compétent, ainsi que l’équipage, ces derniers doivent-ils pour autant décider, au nom de tous les passagers, du voyage comme de la destination ? Paradoxalement, alors que Platon voyait dans la méritocratie la solution au populisme athénien, la méritocratie scolaire actuelle semble tout droit mener au populisme. La toute fin de l’ouvrage cite quelques solutions qui pourraient être apportées à cette aporie de la démocratie, que ce soit à travers le développement de l’instruction civique, le recours au tirage au sort pour la participation à des assemblées ou encore le vote obligatoire.

On peut regretter que les auteurs mobilisent une méthode « macro oriented and explanatory », telle qu’ils la définissent : celle-ci consiste principalement à observer la variation de grands indicateurs synthétiques des opinions selon le pays et le niveau de diplôme des enquêtés. La mobilisation de méthodes multivariées aurait sans doute permis de démêler plus finement les effets propres de l’éducation des effets du positionnement social (dans ce cas, l’éducation ne serait que le signe d’autres formes de domination sociale). Il est également dommage que les différences entre les contenus des formations étudiées ne soient pas davantage mobilisées, même si cela aurait sans doute conduit à limiter le champ de la comparaison. Quoi qu’il en soit, l’ouvrage a le mérite de s’attaquer à la question du modèle méritocratique, dont la légitimité autant que les limites sont rarement explorées. Tant la systématicité des clivages observés à travers différents pays que l’importance de la question soulevée – celle de la légitimité politique d’une méritocratie scolaire – font ainsi tout l’intérêt de l’analyse.

Mark Bovens et Anchrit Wille, Diploma Democracy : The Rise of Political Meritocracy, Oxford : Oxford University Press 2017.

par Elise Tenret, le 17 février 2020

Pour citer cet article :

Elise Tenret, « Élus par l’école ou par le peuple ? », La Vie des idées , 17 février 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./Elus-par-l-ecole-ou-par-le-peuple

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