Politique communautaire fortement intégrée, la PAC suscite des luttes intersyndicales visant à affirmer des orientations différentes de celle qui domine, en particulier en matière de productivité et d’allocation des subventions. La politiste Élise Roullaud, spécialiste des transformations des pratiques de représentation syndicale et de l’action collective sous l’effet de l’intégration européenne, en éclaire les effets dans un ouvrage particulièrement didactique, tiré de sa thèse de doctorat. Pour cela, elle prend pour objet la Confédération paysanne (CP) – et l’organisation dont elle est membre à Bruxelles, la Coordination paysanne européenne (CPE). Paradoxalement, ce syndicat agricole né en 1987 en revendication d’une réorientation d’une politique européenne (la PAC) est moins engagé à Bruxelles qu’en France. Cela étant, la CP est énigmatique : comment expliquer qu’une organisation qui affirme s’investir dans l’espace communautaire se concentre davantage sur le national ? L’auteure démontre que le syndicat s’européanise, mais sans se conformer à des règles surplombantes ni agir nécessairement au niveau européen. Il est alors question, au fil de l’ouvrage, de saisir les mécanismes institutionnels et sociaux par lesquels la PAC et ses évolutions participent à celles de la représentation agricole, ses positionnements et stratégies déployées.
Afin de l’appréhender empiriquement, l’auteure combine plusieurs méthodes et sources : observations, analyse d’archives, de presse professionnelle et bulletins syndicaux, entretiens, passation de questionnaires. La période retenue court de 1987 à 2007, marquée par trois réformes de la PAC (1992, 1999, 2003). Cette dernière, par les instruments d’action publique spécifiques qu’elle institue pour réguler les marchés et subventionner la production (« instruments d’action agricole »), constitue un ensemble de contraintes et de ressources centrales pour la profession. Partant, chacune de ses réformes sont un enjeu pour les syndicats, entités qui se font les porte-paroles des groupes qu’ils représentent face aux pouvoirs publics nationaux et européens.
Un rapport paradoxal à l’Union européenne et sa politique agricole
Comment la CP, syndicat critique de la PAC, défend-il ses revendications ? À cette question, qui s’inscrit dans la réflexion actuelle sur l’européanisation de la représentation politique, les études européennes (European studies) invitent surtout à considérer les opportunités politiques existant dans l’espace de l’Union européenne, et inclinant mécaniquement à s’y investir. Mais le cas abordé par Élise Roullaud tient lieu de contre-exemple désarmant. Car « […] bien que la CP soit membre d’une organisation européenne (la Coordination Paysanne Européenne [CPE]), laissant à penser qu’il y a bien un changement d’échelle de son action, et bien que la nécessité d’un investissement de l’espace communautaire soit réaffirmé régulièrement, ses intentions restent le plus souvent sans suite » (p. 11). Il revient donc à la sociologie de traiter des conditions sociales de cet investissement paradoxal dans l’espace européen. Ceci en s’attachant aux pratiques des acteurs, leurs trajectoires sociales et professionnelles, registres d’actions et relations aux institutions, de manière à dénaturaliser l’investissement dans l’espace communautaire. Les 4 chapitres qui constituent la démonstration montrent comment la PAC imprègne les formes et pratiques de la représentation syndicale.
Une (re)configuration de la représentation agricole
Par un détour historique ouvrant la démonstration, Élise Roullaud aborde et souligne la structuration et le poids du cadre institutionnel dans la définition des formes et des pratiques légitimes au sein l’espace de la représentation agricole européenne. Ce cadre émerge en 1958 avec la mise en place la PAC et dans son droit fil du COPA (Comité des organisations professionnelles agricoles), structuré en décalque par la Commission européenne pour fédérer les organisations et se doter d’un interlocuteur unique. Mais l’orientation productiviste retenue pour la PAC suscite, en 1986, la création d’une autre organisation, la CPE, alors contrainte de se conformer aux critères de représentativité existants (délimitation sectorielle agricole, diversité des filières, organisation syndicale, assise géographique). L’examen des pratiques de représentation de la CPE montre qu’elle est tiraillée : entre recherche d’indépendance et dépendance financière vis-à-vis des institutions communautaires ; en contribuant à l’apprentissage de règles du jeu européen, chronophage et restreignant débats, actions et travail de représentation. C’est ainsi qu’à l’opposé de la thèse d’Ernst Haas et ses disciples – pour qui l’espace européen socialise les acteurs qui y évoluent – Élise Roullaud montre que ceux qu’elle étudie n’intègrent pas nécessairement les règles et pratiques légitimes de la représentation européenne et sont, par leur « socialisation au jeu européen manquée » (p. 54), désajustés dans cet « espace socialement censitaire » (p. 59).
Le deuxième chapitre révèle comment le niveau européen est relégué au second plan du travail de représentation agricole, dans la mesure où « le processus d’européanisation ne repose pas forcément sur l’intégration au jeu européen » (p. 94). C’est que l’investissement de l’espace européen se révèle (dé)limité par des conditions sociales et organisationnelles spécifiques. En effet, tandis qu’à Bruxelles l’organisation de la CPE et du mandat de délégué y limitent les possibilités de socialisation au jeu européen, de projets et de stratégies communes, ses représentants n’occupent nationalement pas de place centrale à la CP. Là, des formations abordent les mécanismes techniques de la PAC, ses impacts sur des productions nationales, mais peu envisagent l’Union européenne comme espace politique de production et de décision premier dans la PAC. Dès lors, les contre-propositions de la CP – portées à la CPE – aux différentes réformes sont tournées vers les enjeux français, autour desquels se concentre l’action syndicale, majoritairement conduite en France contre des cibles domestiques. Cela s’explique, d’un côté, par l’historicité du cadre institutionnel national qui structure les relations entre pouvoirs publics et représentants de la profession agricole ; de l’autre par les réformes de la PAC, qui ont faits des pouvoirs publics nationaux non de simples intermédiaires, mais des décideurs aux marges de manœuvres grandissantes. « [L]’agriculture se trouve ainsi à la croisée d’enjeux nationaux et communautaires étroitement entremêlés » (p. 82), et la perception des cibles à viser variable. La CP, faute d’avoir constitué les politiques agricoles comme enjeu de politiques européennes, manque d’en faire un “problème européen” ayant une légitimité sociale (p. 83). Par conséquent s’éclaire le rapport ambivalent de la CP à l’égard de la CPE : bien qu’elle lui reconnaisse une centralité, la finance et y mandate des délégués, elle ne se l’approprie pas comme relai d’action, surtout nationale.
L’Europe, objet de tensions intra et intersyndicales
C’est à ce niveau qu’Élise Roullaud traite, en troisième lieu, du poids central de la PAC dans l’économie des rapports – conflictuels – syndicaux. Positions et oppositions au sein de l’espace de la représentation agricole sont structurées autour de la PAC dès son entrée en vigueur et l’introduction d’aides différenciées, créant selon la CP « un clivage social » (p. 97) entre agriculteurs (qui en bénéficient inégalement) aux pratiques agricoles antagonistes. C’est pour en contester l’orientation – ainsi que le monopole de représentation de « l’unité » agricole et des modes d’action de la FNSEA (p. 99) – qu’est créée la CP autour d’une programmatique « PAC alternative » autour d’un « socle doctrinal » (p. 104) de revendications qui la distingue syndicalement (maintien des agriculteurs, garanties de revenus, maîtrise des outils de production, plafonnement des aides publiques). Chacune des réformes de la PAC fait alors l’objet entre organisations concurrentes de luttes d’appropriation pour se positionner dans l’espace de la représentation. Chacune provoque également une conflictualité interne au syndicat – entre partisans et non partisans, par exemple, de la négociation avec les pouvoirs publics – mettant à l’épreuve son homogénéité et ses choix stratégiques. Politique centrale, la PAC s’intègre aux pratiques de représentation, aux débats internes et à la division du travail syndical.
Pour finir, le dernier chapitre s’attache à saisir dans quelle mesure la CP développe un répertoire d’action collective agricole spécifique face à la PAC, politique qui influence les formes de mobilisation. Car, d’une part, le syndicat agit principalement en réaction à une logique institutionnelle imprimant ses échéances, sa temporalité (nationale, communautaire ou internationale) et conditionnant des cibles : principalement institutionnelles, il s’agit aussi d’organisations agricoles rivales. De l’autre, ensuite, les registres d’action auxquels recoure la CP sont afférant à sa position dans l’espace de la représentation agricole, où les syndicats sont interdépendants et s’échangent des « coups » (au sens de M. Dobry [1]). Par exemple, faute de disposer de suffisamment d’adhérents pour organiser des évènements de masse, face à ceux de la FNSEA, la CP joue des mises en scène et des coups d’éclat – comme des rassemblements avec vaches et moutons devant le Louvre ou les Archives nationales. Élise Roullaud met ainsi en discussion les présupposés de Charles Tilly et ses lecteurs, pour qui les mobilisations visent État et gouvernement seulement.
Un apport original à la croisée de domaines d’étude
On sait gré à Élise Roullaud d’approfondir de manière inédite la compréhension de deux processus au moins, servie par une méthodologie solide et des recueils empirique variés (archives de la CP et d’organisations satellites, documents internes et officiels, entretiens, participations à réunions et congrès, passation de questionnaires etc.), qui assurera à son travail d’être discuté à l’avenir par des spécialistes de différents domaines. Il en va premièrement de la construction du syndicalisme et de ses répertoires d’action, dont l’auteur montre comment ils fonctionnent en relation avec les institutions et organisations concurrentes. Deuxièmement, il en va du mécanisme de construction de la représentation politique face à l’intégration européenne, dont une politique pèse dans la délimitation du groupe représenté et les modalités de la représentation légitime, sans être cependant toute puissante.
Les politistes relèveront là que les subventions (qu’ils pourront nommer « instruments d’action publique ») pèsent sur ces processus. Cette piste pourra servir de clé d’entrée pour une analyse plus systématisée et de portée générale, centrée sur les effets des instruments d’action publique (nationaux et communautaires) sur la représentation politique et le syndicalisme, y compris à l’échelle européenne.
Élise Roullaud, Contester l’Europe agricole. La Confédération paysanne à l’épreuve de la PAC, Lyon, Presses universitaires de Lyon, coll. « Actions collectives », 2017, 225 p.