Connu pour ses travaux sur les politiques culturelles et pour ses fines analyses des relations de guichet de la Caisse Nationale des Allocations Familiales, Vincent Dubois livre avec Contrôler les assistés le résultat de vingt ans de recherche sur les dynamiques politiques, institutionnelles et professionnelles qui ont conduit au renforcement de la surveillance des assistés, notamment les allocataires du Revenu de Solidarité Active.
L’ouvrage réalise le tour de force de mobiliser les instruments d’analyse de la science politique pour décrypter les mécanismes par lesquels « une spirale rigoriste » vis-à-vis des plus pauvres s’est développée, spirale qui ne trouve en aucune manière son pendant dans la surveillance des fraudes « d’en haut » comme l’évasion fiscale où une relation plus négociée s’est au contraire diffusée [1].
Il est impossible de rendre compte en quelques lignes de la richesse d’ensemble et de détail des analyses de Vincent Dubois, tout entière guidée vers une thèse qu’il démontre amplement : la mise à l’agenda politique de la question du contrôle des assistés et son appropriation administrative (à partir d’une enquête en profondeur dans les arcanes de la Caisse Nationale des Allocations Familiales (CNAF)) ainsi que par les professionnels de terrain, enrôlés et socialisés au contrôle, déployant un ethos professionnel spécifique, conduit à une sévérité accrue de ces contrôles et à un renforcement de la domination des personnes concernées par ceux-ci.
Bornons-nous à souligner trois enjeux de cette démarche. Même si le matériau empirique est français, Contrôler les assistés traite d’évolutions sociales qui se déploient à l’échelle transnationale ; du point de vue empirique, la caractéristique principale du livre est de déployer une sociologie transversale de l’action publique, articulant finement les différentes scènes dans lesquelles l’exigence de contrôle s’est progressivement affirmée. Enfin, le livre propose une synthèse de différentes traditions critiques, empruntant aux analyses de Bourdieu, Foucault et Goffman pour mettre en lumière une nouvelle économie du contrôle, c’est-à-dire un régime de domination socio-politique et technologique.
Une sociologie transnationale
Malgré sa focalisation sur les administrations françaises du social, notamment la CNAF et son réseau de caisses, le livre de Vincent Dubois est une sociologie transnationale des processus politiques et technologiques de contrôle contemporains, empruntant nombre de ses cadres théoriques et analytiques à des exemples nord-américains. Si l’auteur ne cherche pas, comme il a pu le faire dans des travaux portant sur le renforcement du contrôle des chômeurs, à étudier des dynamiques de renforcement cumulatif du contrôle liées aux circulations entre pays de catégorisations ou de pratiques [2], l’ouvrage est à un double titre profondément inscrit dans des perspectives analytiques transversales à l’ensemble des sociétés industrielles avancées, en particulier dans l’hémisphère anglo-américain.
Il l’est d’abord, comme l’illustre le chapitre 1 intitulé « Le contrôle dans les transformations de l’État social », parce que le renforcement du contrôle des assistés s’inscrit dans le contexte d’une stigmatisation des « assistés », elle-même liée à l’établissement de nouvelles frontières sociales et morales à l’ère néolibérale dans un contexte de paupérisation et d’installation du chômage de masse qui dépasse les frontières de l’hexagone. En même temps qu’il note que « l’impératif de contrôle s’impose à mesure que progressent les représentations négatives de l’État social » (p. 32) et que décline la représentation de la protection sociale comme un système général, Vincent Dubois prend à juste titre ses distances avec les « histoires à faire peur » du retour au XIXe siècle ou de l’américanisation de l’État social français contemporain (p. 20-21). Opérant un déplacement du regard du débat public vers le discours (à usage tant interne qu’externe) de l’administration, il souligne l’importance des politiques de contrôle dans la défense des institutions de l’État social, et fait apparaître les répercussions concrètes de ce (contre-) discours tout au long de la démonstration. L’activation de la protection sociale est étudiée à travers les modifications qu’elle implique dans les relations structurelles entre la dimension sociale de l’État d’un côté ; son versant gestionnaire et punitif de l’autre et ces basculements participent d’une réflexion sur l’économie d’ensemble de la protection sociale.
Transnational, le propos l’est également à travers le prisme adopté, celui des instruments de surveillance et l’effet du développement de l’informatisation dans les relations interinstitutionnelles, dans les pratiques professionnelles et finalement le traitement des allocataires de prestations sociales. Faisant la part des dimensions matérialistes, politiques et technologiques du renforcement du contrôle des assistés et les intégrant dans le cadre d’une analyse « relationnelle et critique de l’action publique » (p. 45), Vincent Dubois déploie les effets de la résidualisation de la protection sociale qui rapproche objectivement le système de protection sociale français, du point de vue symbolique, mais également institutionnel et organisationnel, des modèles béveridgiens anglo-américains. Il montre également l’importance des dispositifs informatiques dans la surveillance des populations, faisant ressortir, notamment dans le chapitre 6, les enjeux de l’essor des technologies de l’information et du traitement des données personnelles en prenant pour point de repère des travaux développés à partir du cas étasunien. La thèse selon laquelle le renforcement des contrôles va de pair avec une plus grande sélectivité sociale et une plus grande sévérité est d’autant plus convaincante que les enquêtes de terrain permettent de se prémunir des généralisations abusives. Ainsi, une nuance importante est apportée à l’idée d’une surveillance digitale, l’enquête de terrain faisant ressortir les éléments d’un nouveau couplage entre standardisation par l’informatique et individualisation des pratiques (p. 402). La nouvelle économie du contrôle se situe également distance de la criminalisation de la misère liée à l’hyper-incarcération des minorités raciales aux États-Unis.
Une sociologie transversale de l’action publique
La punivité croissante des politiques sociales peut être abordée selon deux axes de lecture. Le premier vise à saisir l’articulation et la complémentarité fonctionnelle de la « main droite » (pénale) et de la main gauche (sociale) de l’État. Les analyses de Loïc Wacquant se déploient dans cet axe horizontal [3]. Vincent Dubois retient une clé de lecture verticale pour donner à voir les mécanismes de diffusion, d’appropriation et de naturalisation du contrôle au sein des institutions et organisations. Avec une grande subtilité et en suivant une avancée prudente, la démonstration opère une traversée de différents espaces depuis « l’offre politique » et sa naturalisation médiatique jusqu’à l’expérience vécue du contrôle bureaucratique. Vincent Dubois met en œuvre une analyse transversale de l’action publique qui produit, sur son objet, son plein rendement. L’enchaînement des échelons administratifs et des institutions, la mutation des cadres juridiques et normatifs, l’investissement de nouveaux acteurs dans la protection sociale et les changements dans l’état d’esprit des professionnels dessinent progressivement une culture du contrôle et des évidences partagées. Des pratiques qui auraient heurté la conscience sociale se sont progressivement imposées, une double déperdition de précision dans le diagnostic des situations et de prise en compte de la dimension « sociale » des pauvres et modestes s’opère chemin faisant.
Des sommets de l’État jusqu’aux rencontres directes entre les administrations et les assistés, des rapports de force se sont établis, des types d’interaction se sont engagés, qui, avec des nuances (…) favorisent des politiques de contrôle plus strictes, en même temps qu’une application plus stricte de leurs règles. Ces dynamiques relationnelles ont chacune leur logique pour partie indépendante ; elles sont cependant aussi interdépendantes et s’alimentent les unes et les autres. (p. 47).
C’est à l’occasion des mandats présidentiels de Jacques Chirac et surtout de Nicolas Sarkozy que le contrôle est mis à l’agenda. L’offre politique et l’agenda gouvernemental se sont mutuellement renforcés à ces deux moments et ont structuré un champ de positions où les critiques du contrôle ont peu à peu été marginalisées. La désignation d’une mission parlementaire par Alain Juppé en 1996 sur les « pratiques abusives » pour envoyer un signal à la droite libérale, puis la mission confiée par Nicolas Sarkozy à Éric Woerth en 2017, constituent deux marqueurs historiques importants. Ce président est le premier à avoir véritablement intégré la critique de l’assistanat et justifié la nécessité du contrôle comme un élément d’identité politique. Le champ médiatique a repris ces problématisations politiques et agi comme un « définisseur secondaire ». Le « plan Juppé » de réforme de la Sécurité sociale et le vote annuel devant le Parlement du Projet de Loi de Financement de la Sécurité Sociale auront eu pour effet d’intéresser nombre d’institutions au contrôle du fonctionnement des caisses de Sécurité sociale, en particulier de la branche famille [4]. La spirale rigoriste apparaît comme un effet de l’étatisation de la protection sociale à l’œuvre en même temps que de l’intervention de ses instances gestionnaires, la Cour des comptes en particulier. Ses évaluations prennent la forme d’une mesure de performance « qui repose sur des indicateurs de gestion et de résultats, par l’entremise desquels la Cour des comptes peut orienter l’organisation et les pratiques des administrations, et, par ce biais, la conduite de l’action publique. » (p. 137). La focalisation sur le RMI, pris comme symbole d’un certain nombre de dérives alors que son importance est l’effet de la réduction de la protection sociale générale, alimente un soupçon et naturalise la diffusion du contrôle. De créations institutionnelles en instruments de gestion et de partage des données, la haute sphère de l’État social a pris un tournant gestionnaire qui allait inciter la branche famille à systématiser les pratiques de contrôle.
Entre cet échelon consacré au rôle des acteurs politiques, médiatiques et des grands corps et celui des professionnels de terrain (chapitres 7-8-9), trois chapitres sont consacrés aux évolutions de la Caisse Nationale des Allocations Familiales. À eux trois, ces chapitres fournissent une monographie nourrie par les échanges intenses et de longue durée du chercheur avec cette institution. Ils décrivent comment la CNAF a reçu la pression politique pour un renforcement et un durcissement du contrôle et la manière dont elle a activement impulsé un ensemble de transformations internes. Malgré des hésitations, oscillations et développement d’argument de défenses de l’institution et des allocataires, la logique de la « maîtrise des risques » comme éléments perturbateurs et nocifs pour l’institution s’est imposée et celle-ci s’est cristallisée sur les déclarations non-conformes des allocataires. Cette logique a diffusé le contrôle et enrôlé un nombre croissant d’acteurs à cette exigence. Le durcissement s’est opéré par un renforcement des logiques comptables et de l’échelon national sur des caisses ayant, historiquement, une grande autonomie. Ces orientations se sont traduites par un renforcement du corps des contrôleurs et de ses prérogatives. À la pratique rare et violemment intrusive du contrôle dans les années 1970, s’est substituée une pratique généralisée, encadrée, professionnalisée, mais autrement plus systématique du contrôle. La culture du contrôle s’est imposée comme une culture d’élite professionnelle au sein des caisses et a progressivement fait reculer la culture du conseil. Enfin, c’est par l’introduction de la statistique prédictive que le contrôle a été rationalisé et que sa sélectivité sociale a été renforcée. Les facteurs de risque étant également des caractéristiques des situations précaires, les contrôles se sont logiquement concentrés sur les plus précaires, qui faisaient déjà l’objet d’une surveillance accrue. On retrouve là le déploiement à large échelle d’une logique de « gestion des risques » analysée par Robert Castel [5].
Les trois chapitres consacrés à la mise en œuvre explorent les écosystèmes locaux de diffusion du contrôle. Ils frappent par la manière dont l’expression d’une sensibilité « sociale » a progressivement été marginalisée. L’approche juridique et technique des dossiers, facilitée par la préparation informatique des dossiers, a opéré une « déréalisation » des situations (p. 287) propice à leur appréhension punitive. Dans cet environnement, les professionnels ont progressivement adopté une lecture moins personnelle des dossiers et endossé, parfois activement, les exigences du contrôle. Occupant des positions masculines et de fin de carrière, les contrôleurs sont soumis à des formes d’insécurité qu’ils s’emploient à réduire et endossent une dépersonnalisation de la prise en compte des situations seule à même de rendre possible une traduction judiciaire des dossiers. On retrouve dans ces chapitres les qualités d’ethnographe des situations de guichet propres à Vincent Dubois [6], alors même que les coordonnées de la relation administrative sont inversées puisqu’elles ne se déroulent pas dans l’institution, mais à l’occasion de visites à domicile décrites avec précision. Le dernier chapitre démontre la sélectivité sociale et le durcissement des contrôles, faisant état d’une domination bureaucratique qui, si elle ne prive pas les assistés de toute marge de manœuvre, atteint l’identité des personnes concernées. Plus que la dégradation statutaire, le soupçon collectif, incarné par un représentant de l’institution et la crainte des conséquences de son apparition, remet en question « l’intégrité » des assistés (p. 441) au double sens de leur présomption d’honnêteté et de complétude existentielle.
Un renouvellement de la sociologie critique
En revenant sur des terrains qui lui sont familiers (la CNAF) tout en étendant la focale au sommet de l’élite du welfare et en se plongeant dans les développements procéduraux et les techniques informatiques d’un opérateur de l’État, Vincent Dubois donne à voir la progressive constitution et la diffusion d’un système de surveillance des populations précaires et paupérisées dans notre société. Ce faisant, il opère une synthèse de plusieurs traditions critiques en sociologie. La première est celle, bourdieusienne, attentive à la dénaturalisation des phénomènes sociaux, attentive aux conjonctures, à l’amnésie de la genèse des évidences du présent, aux mécanismes de distinction et aux effets de champ (le champ bureaucratique à l’échelle nationale et locale en l’occurrence). La deuxième est celle de Foucault, ici largement mobilisée dans l’appréhension des rapports sociaux structurés autour d’instruments gestionnaires ayant une dimension cognitive et technologiques. Le « souci de soi » [7] de l’État se développe au détriment des plus vulnérables et l’essaimage d’une culture de la surveillance facilite l’appropriation des nouvelles technologies informatiques dans le sens d’un contrôle plus efficace et plus systématique. Sur fond de ciblage des politiques sociales et de racialisation des populations concernées, non-dite en France, mais constituant la trame du renforcement des procédures disciplinaires aux États-Unis, une sélectivité du contrôle et une punitivité accrue se systématisent, par l’entremise de la diffusion d’instruments informatiques et d’une culture juridique qui occulte les réalités sociales vécues, jusque dans les relations de face-à-face. Enfin, ces relations ne sont pas négligées et la tradition interactionniste est mobilisée pour ressaisir la manière dont les agents maintiennent la face devant les allocataires, leurs pairs et supérieurs hiérarchiques. Finalement, l’agencement des spirales punitives et la production d’irréversibilité partielle heurtent la conscience commune dont il est une des expressions.
Par cette recherche, Vincent Dubois produit un étalon de la recherche en sociologie de l’action publique et mobilise la sociologie des instruments pour éclairer les recompositions de la domination des catégories les plus fragiles. Le livre ouvre de nombreuses directions de recherche, en même temps qu’il achève un cycle. Il est frappant de constater le décalage entre les représentations que les sciences sociales se font des administrations du social. Les années 1970, appréhendées à travers une grille foucaldienne, étaient marquées par une surveillance bien moins systématique que les années 2000, pourtant caractérisées par un déclin de ce type d’analyse. La réactivation de la référence à Foucauld par Dubois s’inscrit dans un renouveau analytique plus ajusté à l’époque actuelle qu’à celle où elle a été mobilisée. Néanmoins, l’analyse relationnelle et la recherche génétique de la lutte contre la fraude qui font la force de l’ouvrage pourraient être élargies en faisant état des mobilisations politiques et administratives contre le non-recours qui se sont développées à partir de la mise en œuvre du RSA. Fraude et non-recours ont en effet constitué deux vocables fonctionnant comme un couple d’opposition. Si la montée en puissance de la thématique de la fraude au cours des trois dernières décennies ne fait pas de doute, il n’est pas sûr que le périmètre des débats pris en compte suffise à rendre compte de la dimension relationnelle de ces positions opposées [8]. La genèse et les usages du mot d’ordre de la lutte contre la fraude s’inscrivent dans un champ plus large, où ces processus s’articulent à d’autres recompositions du welfare et de ses élites [9]. Au niveau local, dans le travail des CAF, une même tension avec la diffusion de l’accompagnement pourrait être décrite. L’analyse du gouvernement des pauvres gagnerait sans doute à prendre en compte les recompositions croisées de ces deux pôles, ne serait-ce que pour mieux comprendre comment la lutte contre la fraude a fini par s’imposer. Enfin, la dernière remarque porte sur les enjeux du soupçon et de la corrosion identitaire des assistés décrits dans le dernier chapitre. Si les atteintes à l’intégrité sont bien analysées et la prise en compte de la stratification dans les réponses repose sur des hypothèses crédibles, la description et l’analyse des effets sociaux de cette surveillance de masse restent des questions ouvertes, que la démarche de Vincent Dubois permet, et ce n’est pas le moindre de ses mérites, de poser avec une urgence et une précision renouvelées.
Vincent Dubois, Contrôler les assistés. Genèse et usages d’un mot d’ordre, Paris, Raisons d’agir, 2021. 447 p., 27 €.