Yossi Shain, Kinship and Diasporas in International Affairs, University of Michigan Press, octobre 2007.
Depuis une quinzaine d’années, le concept de diaspora connaît une inflation tout à fait remarquable dans le champ des sciences sociales. Après s’être émancipé de la connotation religieuse qui était jusqu’alors la sienne dans les années 1950-60 puis s’être libéré de sa charge de malheur, née de son association originelle à la diaspora juive, il désigne aujourd’hui un très grand nombre de réalités migratoires, quelquefois fort éloignées du modèle initial. Le déplacement des frontières dans l’ancien bloc soviétique a certes conduit à la naissance de diasporas que l’on a dit « échouées ». La mondialisation a, quant à elle, contribué à une intensification des déplacements de migrants qui, bien plus qu’auparavant, conservent aujourd’hui des liens avec leur pays d’origine. L’accélération des communications et la réduction des distances, mais aussi le déclin des identités nationales, l’échec des politiques d’assimilation ou encore la légitimation du multiculturalisme dans le monde anglo-américain ont aussi conduit à la multiplication du nombre de diasporas.
Mais l’inflation du terme « diaspora » obéit également à une logique de mode, à tel point que l’historien Rogers Brubaker a parlé d’une « diaspora [du terme de] diaspora » [1]. Les politistes ont tendance à voir les diasporas se multiplier à mesure qu’ils affinent leur outillage conceptuel et cherchent, légitimement, à s’éloigner d’une définition judéo-centrée au risque, quelquefois, de laisser leur objet d’étude se dissoudre dans la réalité plus large de la simple migration [2]. Mais cette mode a dépassé le champ des seules sciences sociales. L’emploi du terme de diaspora alimente en effet l’engouement actuel pour les identités recomposées. Il permet également d’inventer des réponses positives aux situations d’immigration et d’exil, en refondant un lien réel ou fictif avec le pays d’origine [3]. Dans le recours au terme de diaspora se jouent la conquête d’une identité recomposée et hybride, et la revendication d’une place de choix dans les destinées du pays d’origine, quitté ou non sous la contrainte.
Ce n’est donc qu’en revenant à une définition rigoureuse des diasporas que l’on peut prendre la pleine mesure du pouvoir de ce concept, par exemple à celle, particulièrement claire et opérante, de Rogers Brubaker, fondée sur les caractéristiques de dispersion, de non intégration dans le pays d’accueil et de fonctionnement en réseau [4]. Solidement établi, le concept de diaspora enrichit considérablement notre lecture des relations internationales, comme le montre Yossi Shain, professeur de science politique aux universités de Georgetown et de Tel-Aviv, dans Kinship and Diasporas in International Affairs, résultat de plusieurs années de recherche et de publications sur ce thème. Hormis l’ouvrage, non totalement satisfaisant, de Gabriel Sheffer [5], il n’existait jusqu’alors aucune réflexion synthétique sur le rôle des diasporas dans les relations internationales, seulement des études de cas bâties à partir de grilles de lecture plus ou moins comparables. Dans ce récent ouvrage, Shain montre toute la pertinence de ce niveau d’analyse pour l’étude des relations internationales, troisième niveau après l’Etat et les acteurs domestiques. L’exploration des conséquences de l’existence de liens transnationaux fondés sur les liens du sang, de la culture ou même de la mémoire (kinship en anglais, un terme difficilement traduisible) est riche d’enseignements sur le fonctionnement des relations internationales. Mais cela nécessite, Shain le montre de manière très convaincante, d’abandonner une perspective statique sur les Etats-nations et de considérer, à l’inverse, ceux-ci comme étant traversés par des dynamiques de redéfinition permanente des loyautés politiques et des identités nationales sur la base de relations évolutives avec leur(s) diaspora(s).
La conclusion centrale de cet ouvrage est très forte : ni les dirigeants d’un pays possédant une diaspora ni les groupes d’intérêt s’y mobilisant ne sont les seuls à présider à ses destinées ; la diaspora s’invite bien souvent à jouer les arbitres, sans y avoir été nécessairement conviée. Parce que la diaspora est en dehors de l’Etat certes mais au sein de la nation, elle peut revendiquer d’avoir voix au chapitre lorsque le sort du pays qu’elle a quitté de gré ou de force est en jeu. Et un exemple bien connu de venir immédiatement à l’esprit : l’opposition virulente des plus conservateurs parmi les Juifs américains à la reconnaissance de la souveraineté palestinienne sur le Mont du Temple, un compromis qu’Ehud Barak était pourtant prêt à accepter lors du processus de paix d’Oslo, sous prétexte que le Mont appartient à tous les Juifs, c’est-à-dire non pas aux seuls Israéliens mais également aux Juifs de la diaspora.
Shain examine successivement plusieurs modalités d’influence des diasporas dans le champ international. Il s’intéresse d’abord à celle-ci en matière identitaire, montrant que tout comme l’identité des diasporants est formée par les choix politiques, culturels ou encore religieux effectués par le pays d’origine, une diaspora peut réussir à affecter l’identité de ses compatriotes restés au pays. L’exemple des relations entre Israël et la diaspora juive montre de manière très convaincante comment l’identité peut être négociée de manière transnationale entre la diaspora et le pays d’origine. Le conflit qui a opposé à la fin des années 1990 les Juifs américains aux orthodoxes israéliens sur la question de la définition du judaïsme pour les convertis, les premiers s’opposant à la conception étroite que les seconds voulaient imposer, a en effet vu les Américains l’emporter par le rejet d’une définition strictement halachique. Mais, réciproquement, les Juifs américains tirent de l’existence d’Israël matière à alimenter une identité qui décline depuis qu’ils ont perdu, depuis les années 1950 environ, leurs marqueurs ethniques.
Ce droit de regard que la diaspora revendique sur l’identité de la nation, c’est-à-dire entre autres sur ses frontières, ses mythes et ses traumatismes fondateurs, la définition de ses intérêts, a des conséquences évidentes sur le rôle que la diaspora peut avoir l’ambition d’exercer lorsque son pays d’origine est en guerre. Bien connue était déjà l’alimentation par les diasporas des conflits en armes et en fonds, mais Yossi Shain explore ici une influence bien moins étudiée, celle qui, de nature plus directement politique, porte sur les termes de règlement du conflit. Trop souvent oubliées par les négociateurs, les diasporas peuvent pourtant jouer le rôle de peace spoilers (« gâcheuses de paix ») ou de peace harbingers (« accoucheuses de paix »). Bien qu’elles ne soient pas exposées au danger, les diasporas peuvent parvenir à imposer, parce qu’elles ont les moyens financiers ou politiques de se faire entendre, leur vision du règlement du conflit, une vision qui n’est pas nécessairement celle de l’Etat d’origine et encore moins nécessairement conforme aux intérêts de celui-ci. Ainsi la puissante diaspora arménienne s’est montrée beaucoup plus jusqu’au-boutiste que sa patrie d’origine dans la résolution du sanglant conflit qui a opposé celle-ci à son voisin azéri sur la question du Haut-Karabakh, alors même que l’Arménie de Ter-Petrossian voulait s’engager dans la voie de la normalisation de ses relations avec la Turquie. A l’inverse, les diasporas peuvent être vecteurs de paix – ce fut le cas des Irlandais-Américains durant les années 1990, incitant l’administration Clinton à s’engager personnellement dans la recherche d’une solution de paix en Irlande du Nord ; ce fut également celui des éléments les plus progressistes de la communauté juive américaine qui, pendant plusieurs années, jouèrent le rôle d’émissaires officieux des travaillistes israéliens auprès des dirigeants de l’OLP.
Le chapitre consacré aux transferts financiers est moins novateur parce que ce vecteur d’influence de la diaspora sur son pays d’origine est déjà bien connu. Shain a pourtant le mérite de ne pas se limiter au financement des conflits ni à celui d’infrastructures, mais de montrer comment cette influence financière peut se traduire en influence politique – ainsi le soutien financier très élevé des Arméniens-Américains à l’opposition nationaliste du Parti Dachnak a permis un changement à la tête du pouvoir arménien en 1998. Encore plus intéressant est le lien qu’établit Shain entre philanthropie et identité de la nation – et l’on retrouve là la question qui intéresse véritablement le politiste. La générosité de la diaspora à l’égard de son pays d’origine n’est évidemment pas désintéressée, elle peut cependant avoir des visées plus insidieuses qu’un seul changement de régime. C’est ce que montre très bien l’évolution de la philanthropie juive à l’égard d’Israël, d’un soutien sans condition aux projets israéliens (reboisement du désert, aide à l’intégration des nouveaux immigrants, financement d’universités…) à une générosité plus ciblée et dont les buts sont plus conformes à l’idée que les donateurs se font de l’identité d’Israël – ainsi les libéraux juifs américains tendent à financer des projets dont ils espèrent qu’ils contreront l’influence croissante des orthodoxes ; on retrouve là une autre modalité de la guerre culturelle entre Israël et Juifs américains.
Plus novatrice que l’analyse déjà souvent conduite de l’influence politique des diasporas [6] est donc la démonstration par Shain, tout le long de l’ouvrage, que celles-ci constituent des forces décisives de la formation de l’identité nationale : bien qu’elles soient situées hors de l’Etat, les diasporas revendiquent, par leur soutien, leur contestation ou leur mobilisation, un droit de regard sur l’identité de la nation et son évolution. Participant à la définition de l’identité nationale sans être physiquement présente sur le territoire national, elles relèvent de ce que Benedict Anderson a appelé le « long distance nationalism ». En ce sens, leur étude ne peut qu’enrichir la perspective constructiviste des relations internationales. C’est en fait pour Shain à la rencontre du constructivisme et d’un libéralisme élargi –prenant en compte non seulement l’influence des facteurs intérieurs au sein de l’Etat mais également hors de l’Etat pour expliquer son comportement sur la scène internationale– que les enjeux internationaux posés par la mobilisation des diasporas sont les mieux compris.
Dans un monde dans lequel la condition diasporique s’est largement normalisée, une étude explorant l’influence des diasporas était plus que bienvenue. L’ouvrage de Shain est d’autant plus utile que tout en explorant l’ampleur et la pluralité des modalités de cette influence, il manifeste la vacuité des craintes qui verraient dans l’existence d’allégeances multiples une menace. En montrant que les diasporas sont aujourd’hui des acteurs centraux des relations internationales, Shain élève le débat et passe avec justesse sous silence la paranoïa simpliste qui voudrait que les diasporas soient nécessairement des agents déstabilisateurs au service de leur pays d’origine. Tout cela est bien plus compliqué, montre avec force nuances et arguments Shain, répondant ainsi implicitement au procès en loyauté que l’on intente souvent à tort à ces diasporas.
L’étude de Shain est solide et repose sur des cas d’étude extrêmement intéressants et finement analysés. On peut cependant lui reprocher d’accorder une place excessive à la diaspora juive. Celle-ci offre assurément les exemples les plus convaincants pour soutenir les conclusions de Shain, mais on peut douter de sa valeur paradigmatique tant le cas de la diaspora juive, dans sa dimension historique comme dans sa dimension contemporaine, est particulier – quel autre Etat qu’Israël considère sa diaspora comme faisant autant partie prenante de son identité et lui donne un droit de regard sur sa politique, intérieure et extérieure, d’une telle ampleur ? Dans un même ordre d’idée, on peut reprocher à Shain d’avoir excessivement privilégié dans sa démonstration les diasporas actives aux Etats-Unis lorsqu’on sait bien que le contexte politique dans lequel elles se déploient est unique (pluralisme politique, tolérance à l’égard du lobbying et du multiculturalisme par exemple).
L’ouvrage de Shain est également très riche, mais il n’épuise pas l’ensemble des problématiques associées à l’influence internationale des diasporas. Il nous faut donc espérer que d’autres ouvrages s’engageront dans la voie tracée par celui-ci, et étudieront par exemple la mobilisation des diasporas sans Etat au profit de la (re-)création de leur pays d’origine, la mobilisation de diasporas au profit d’autres foyers de cette diaspora ou, dans une perspective cette fois centrée sur les pays d’origine, les politiques de plus en plus systématiquement mises en œuvre par ceux-ci pour raviver les liens avec des diasporas désormais considérées comme des atouts internationaux (c’est par exemple le cas de pays aussi différents que le Mali, le Mexique ou l’Inde).