Une découverte scientifique est-elle un fait universel ? Par le biais d’une enquête ethnologique dans un laboratoire japonais décrivant le gène de l’homosexualité de la mouche drosophile, Sophie Houdart met en lumière la dimension culturelle de l’activité scientifique. La ligne de partage communément établie entre nature et culture s’en trouve profondément questionnée.
Recensé :
Sophie Houdart, La cour des miracles. Ethnologie d’un laboratoire japonais, Paris, CRNS Éditions, 2007. 350 p, 25 €.
La sociologie des laboratoires, à la suite du travail pionnier de Bruno Latour [1], a montré que l’activité scientifique produisait des faits aussi étranges que ceux qu’observent les ethnologues dans les sociétés dites primitives. Mais elle a tendu à gommer la dimension ethnologique – au moment où la notion même d’ « ethnie » était radicalement contestée [2] – en étudiant une forme d’activité mondialisée, où les biens circulent en réseaux sans se clore sur l’unité d’une culture. Si la science suppose une forme d’universalité pour se produire, la sociologie des sciences montre les conditions effectives de production de cette universalité. Comment alors l’ethnologie peut-elle continuer à rechercher la singularité culturelle dans un monde globalisé par l’activité scientifique ?
Sociologie des laboratoires et ethnologie du Japon
Sophie Houdart ose tenir le pari de la singularité culturelle en se rendant au Japon, pays dont elle maîtrise la langue et l’histoire. Il s’agit en effet d’un pays à la fois résolument inséré dans les activités les plus modernes de la globalisation, et attaché de façon réflexive à sa singularité culturelle. La question posée par Sophie Houdart – « y a-t-il une façon spécifiquement japonaise de faire de la science en laboratoire ? » – n’est donc pas naïve : elle relève, à partir d’observations empiriques sur un laboratoire particulier, une question que se posent les Japonais eux-mêmes. À commencer par le directeur du laboratoire où elle se rend, Yamamoto, qui se présente comme un Japonais normal, produit d’une éducation japonaise réussie, et qui se met en scène dans les médias de son pays comme un personnage public important.
Le reste du récit – admirablement mené à un rythme jamais relâché – montre pourtant que Yamamoto se distingue des savants japonais formés à l’Université de Tokyo par son passage dans une université américaine, et qu’il a recruté des collaborateurs occidentaux pour entrer dans la compétition internationale. Est-ce un Japonais normal ou un savant globalisé ? Sophie Houdart choisit de le décrire comme un Japonais « hyper-normal », capable de porter les formes de la culture japonaise à un point d’innovation tel que, confrontée aux formes les plus standardisées de la science moderne, cette culture continue de produire des représentations spécifiquement japonaises. On voit ainsi Yamamoto reprocher à ses collaborateurs, qu’ils soient occidentaux ou Japonais, d’ignorer les formes de « la culture » et de ne pouvoir par conséquent produire de véritable découverte scientifique. La science, avant d’être une représentation universelle et homogénéisante du monde, apparaît ainsi d’abord comme une activité d’innovation ; elle illustre en ce sens la capacité de la culture à produire des formes toujours singulières.
La sociologie des sciences relève donc d’une connaissance que les néo-kantiens appellent « idiographique », au sens où elle part d’une singularité pour en déployer les possibilités d’universalisation. Sophie Houdart assume dès l’entrée de l’ouvrage de décrire son « laboratoire japonais » à travers la personnalité de son directeur charismatique. Tout en suivant les précautions de méthode qu’implique un tel choix – les collaborateurs de Yamamoto sont dûment interrogés et cités – elle accepte la requête de son interlocuteur d’ « écrire le récit de sa vie », puisque celui-ci ne cesse de mettre en scène sa personne et en fait le moteur de toutes les activités du laboratoire. Le livre suit Yamamoto du moment où il parvient à créer son laboratoire jusqu’au moment où celui-ci se défait, formant, le temps d’une innovation, quelque chose comme une culture scientifique singulière. Il déjoue ainsi le leitmotiv des science studies selon lequel l’activité scientifique consiste à élargir ses réseaux, puisqu’il étudie la façon spécifique dont le discours sur les réseaux est énoncé et mis en pratique par ce scientifique japonais.
Anthropologie de la nature et paradoxes de la raison
Mais ce livre ne relève pas seulement de l’anthropologie de la culture scientifique : il participe aussi, dans le sillage des travaux de Philippe Descola et d’Eduardo Viveiros de Castro [3], d’une anthropologie de la nature, mouvement qui a sans doute autant renouvelé la discipline anthropologique des vingt dernières années que les science studies. Par anthropologie de la nature, on entend l’étude des interactions entre humains et non-humains qui produisent des représentations différenciées de ce que nous appelons nature. Une telle anthropologie croise la sociologie des laboratoires lorsque est interrogée non seulement la prétention des sciences à l’universalité mais aussi l’homogénéité de la nature qu’elles prennent pour objet. L’étude d’un laboratoire révèle la multiplicité des interactions entre humains et non-humains, régulées par des mesures et des techniques qui produisent cette représentation universelle de la nature dont nous supposons qu’elle préexiste à l’activité scientifique elle-même.
On passe alors, si l’on peut dire, de la forme au contenu : l’analyse porte non plus seulement sur le laboratoire japonais comme une façon parmi d’autres de faire collectivement de la science, mais sur le type spécifique de science ici en jeu – la génétique du comportement – et sur le type de non-humain impliqué dans les observations : la mouche de la viande ou drosophile, sélectionnée pour sa capacité à se reproduire avec des mutations génétiques clairement marquées. Sophie Houdart a dû acquérir, en plus de la connaissance du japonais, la culture scientifique nécessaire pour lire dans leur logique propre les articles de génétique comportementale ; mais elle fait aussi un travail remarquable pour restituer le sens que prennent ces êtres standardisés par la science des gènes dans la culture japonaise. Elle montre ainsi comment les « mushi », « bestioles » qui constituent l’environnement merveilleux d’un jeune Japonais comme Yamamoto, se transforment en « konchu », insectes livrés à l’observation scientifique, et redeviennent des mouches sauvages dans le laboratoire avec lequel Yamamoto collabore à Hawaii. Elle retrace les généalogies de « satori », drosophile ainsi qualifiée pour son absence d’appétit sexuel par association avec le stade de « l’éveil » dans l’ascèse bouddhiste, et de « okina », associée par les Américains à l’absence de sexualité de Ken, le partenaire de la poupée Barbie. Le travail anthropologique se fait ici attentif aux noms, aux qualifications, aux classifications, suivant les analyses classiques de C. Lévi-Strauss dans La Pensée sauvage : la représentation d’un non-humain varie selon la description qui en est donnée dans un système de classifications singulier.
Mais pour saisir la singularité de la représentation scientifique des drosophiles produite dans le laboratoire japonais, il fallait montrer qu’elle diffère d’autres représentations scientifiques de la même drosophile. S. Houdart dispose d’un tel cas : il s’agit de la controverse entre le laboratoire de Yamamoto et celui de son partenaire français – par l’intermédiaire duquel l’ethnologue est arrivée au Japon – sur le comportement « homosexuel » de la drosophile satori. L’absence apparente d’appétit sexuel semble en effet s’accompagner, chez ce mutant, d’une orientation vers des partenaires de même sexe ; mais pour appuyer une telle hypothèse il faut mettre en place tout un protocole d’observation. Alors que le laboratoire japonais identifie les différentes séquences d’une « cour » entre mouches de même sexe, le laboratoire français met en doute la possibilité de répéter ces diverses séquences et n’y voit qu’une série de coïncidences hasardeuses. Le problème ici n’est plus de savoir ce qu’est une drosophile : être sauvage ou domestiqué, créature subjective des rêves d’enfance ou entité objective des classifications scientifiques. Il est plus profondément de savoir ce qu’est un comportement, c’est-à-dire une séquence identifiable d’actions répétées. Ici le raisonnement anthropologique atteint une sorte d’abîme, car l’anthropologue observe elle aussi des comportements, ceux des humains observant des non-humains, et s’interroge sur la possibilité de standardiser ces comportements à travers les grilles disponibles de la « nature » et de la « culture ». Au niveau ontologique le plus fondamental, l’anthropologue n’a affaire qu’à un ensemble confus de vibrations qu’elle tente d’identifier dans des ontologies locales plus robustes, comme le scientifique doit repérer parmi le chaos des mouches de viande le comportement homosexuel de la drosophile satori. « La cour des miracles », ce n’est pas seulement cet ensemble proliférant d’êtres où Victor Hugo voyait de façon romantique la condition de tout drame : c’est plus profondément un ensemble de comportements de « cour » où apparaissent, grâce à une série d’identifications controversées, des « miracles », c’est-à-dire des hybrides scandaleux de nature et de culture.
La drosophile homosexuelle : on touche en effet ici à une sorte de paradoxe de la raison, autour duquel le livre tourne avec une ironie distanciée. Non qu’on atteigne une sorte de roc moral de la civilisation, ni un fait scientifique d’une grande ampleur : mais c’est qu’autour de la possibilité d’un tel hybride se dessinent des représentations contrastées de la nature et de la culture. Si les Français refusent de parler de drosophile homosexuelle, ce n’est pas seulement pour des raisons méthodologiques de bonne observation : c’est que l’idée même qu’un comportement sexuel soit déterminé génétiquement leur est inconcevable, car la sexualité, librement choisie, relève pour eux de la culture, et la génétique, aisément standardisée, de la nature. Pour autant, si Yamamoto s’intéresse tant à de tels hybrides, ce n’est pas par défense d’une communauté homosexuelle dont le comportement serait ainsi normalisé, selon l’orientation des recherches américaines qu’il suit avec intérêt : c’est plus profondément parce que sa représentation de la nature y admet un ensemble variable de formes, aussi rigoureuses que celles de la culture. Ce n’est donc pas que la nature détermine la culture, selon cette représentation que les Français partagent avec les Américains pour la subvertir en quelques points – la sexualité constituant un domaine à part où, de façon mystérieuse, le déterminisme s’inverse – c’est que nature et culture sont deux formes ontologiquement corrélatives qui varient parallèlement, obligeant ainsi à un mélange de tolérance et de déférence.
Ce livre ouvre ainsi de nouvelles perspectives pour l’anthropologie en même temps qu’il en reprend certains enseignements les plus profonds : il ne recherche ni une nature humaine universelle qui expliquerait tous les phénomènes sociaux, ni une culture singulière qu’il faudrait défendre contre la standardisation globalisée, mais il enquête sur un paradoxe de la raison – un hybride de nature et de culture – pour déployer à partir de ce fait un ensemble de formes permettant de rendre compte de la nouveauté qu’il introduit dans le monde.
Frédéric Keck, « Des mouches homosexuelles au Japon. Anthropologie des entomologues »,
La Vie des idées
, 10 septembre 2008.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net./Des-mouches-homosexuelles-au-Japon
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[1] Cf. B. Latour et S. Woolgar, Laboratory Life, The Social Construction of Scientific Facts, Sage, 1979, La vie de laboratoire, La production des faits scientifiques, La découverte, 1988, et B. Latour, La science en action, Introduction à la sociologie des sciences, La découverte, 1989.
[2] Cf. Jean-Loup Amselle, Elikia M’Bokolo, Au Coeur de l’ethnie : ethnie, tribalisme et État en Afrique, Paris, La découverte, I985.
[3] Cf. P. Descola, Par delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, et E. Viveiros de Castro, From the Enemy’s Point of View, Humanity and Divinity in an Amazonian Society, The University of Chicago Press, 1992.