Le philosophe Pablo Gilabert propose de repenser le socialisme à partir des exigences portées par l’idée de dignité humaine. Croisant les héritages de Kant et Marx, il dresse les conditions d’une société solidaire et libérée de la domination.
À propos de : Pablo Gilabert, Human Dignity and Social Justice, Oxford University Press
Le philosophe Pablo Gilabert propose de repenser le socialisme à partir des exigences portées par l’idée de dignité humaine. Croisant les héritages de Kant et Marx, il dresse les conditions d’une société solidaire et libérée de la domination.
Quatre ans après avoir publié un ouvrage explorant la façon dont l’idéal de dignité humaine fonde les droits humains [1], Pablo Gilabert, professeur de philosophie à l’Université Concordia, au Canada, s’empare à nouveau de la question de la dignité, mais avec une ambition renouvelée : proposer une défense originale du socialisme comme prolongement nécessaire des droits humains. Le lien établi entre les deux est simple et offre néanmoins une thèse originale : si les droits humains correspondent à une exigence de dignité minimale, le socialisme serait la forme d’organisation économique et politique satisfaisant au mieux une exigence de dignité maximale, à condition d’être démocratique et respectueux des libertés individuelles.
La principale thèse défendue par Gilabert est que nous devrions organiser la vie en société d’une manière qui réponde de façon appropriée aux caractéristiques qui fondent la dignité humaine. L’idée est la suivante : la dignité humaine [2] se fonde sur un ensemble de capacités qui ont de la valeur, comme le fait de ressentir des émotions, la conscience de soi, la capacité à raisonner, à juger, à poser des choix, à se soucier d’autrui, à coopérer, imaginer, apprécier la beauté, etc. (p. 8-9). Ces capacités sont une source d’obligation morale : toutes les personnes jouissant de certaines de ces capacités (pas nécessairement de toutes) se doivent mutuellement respect et sollicitude. Plus précisément, propose Gilabert, chaque personne devrait reconnaître une obligation morale de soutenir les autres dans leur poursuite d’une vie épanouissante, non seulement en évitant de faire obstacle au développement de ces capacités, mais aussi en protégeant et facilitant ce développement (p. 4). Le respect de la dignité s’accompagne donc d’un ethos de solidarité.
Cette thèse s’appuie sur une idée très développée à la fois dans la pensée féministe et dans le socialisme : celle d’une profonde interdépendance des humains, incapables de s’épanouir (et même de survivre) sans les autres (p. 308-309). Pour autant, la forme de vie la plus conforme à notre dignité n’est pas collectiviste ; c’est plutôt celle, décrite par Marx, d’un épanouissement de chacun et chacune facilité par l’épanouissement de toutes et tous – autrement dit, une quête solidaire d’épanouissement individuel.
Toute l’originalité de l’approche de Gilabert tient à sa volonté de concilier les apports de deux grandes figures philosophiques qui semblent à première vue très éloignées l’une de l’autre : Emmanuel Kant et Karl Marx. De façon convaincante, il suggère que leurs perspectives gagnent à être combinées. En effet, une conception d’inspiration kantienne de la dignité humaine apporte le fondement normatif explicite qui fait défaut à la critique marxienne du capitalisme [3]. Marx, en effet, ne semblait pas intéressé par la philosophie morale et voyait son travail comme une analyse scientifique du capitalisme, non pas une évaluation de celui-ci à partir de principes moraux – ce qui n’empêche pas son œuvre d’être infusée de jugements moraux implicites. Inversement, l’approche de Marx apporte à l’idéalisme kantien une dimension de critique sociale qui lui manque cruellement et une attention toute particulière aux conditions matérielles et sociales de l’épanouissement humain (p. 55).
Tandis que Kant ne défendait qu’une égalité formelle des chances, condamnant seulement les prérogatives héréditaires (les privilèges de l’ancien régime), Marx offre une vision beaucoup plus exigeante des conditions d’une vie digne pour toutes et tous. Afin d’être en mesure de développer ces capacités diverses qui font leur dignité, les personnes doivent être libérées de l’exploitation, de la domination et de l’aliénation – catégories marxiennes que Gilabert reformule librement, en dialogue avec la littérature philosophique contemporaine.
L’exploitation consiste à ses yeux en l’usage d’un pouvoir asymétrique pour tirer profit du travail d’autrui de façon injustifiée (p. 179). Il n’est pas nécessairement injuste de tirer profit du travail d’autrui, mais ce qui l’est, c’est d’imposer de façon unilatérale les conditions d’un échange, de substituer la contrainte à la solidarité, comme c’est régulièrement le cas dans les sociétés capitalistes, où les inégalités de pouvoir renforcent les inégalités économiques. Les personnes les moins qualifiées n’ont en effet comme pouvoir de négociation que la force collective de syndicats en perte de vitesse à travers le monde. Tandis que Marx se contentait de décrire l’exploitation, sans prétendre l’évaluer comme juste ou injuste, Gilabert explique que l’exploitation est contraire à l’ethos de solidarité (qu’il associe à la dignité) en ce qu’elle permet aux personnes disposant de pouvoir, sur le marché du travail, de traiter les autres comme des moyens d’enrichissement personnel plutôt que comme des partenaires égaux dans un projet coopératif.
La domination désigne la capacité à imposer sa volonté à autrui (p. 249-250). Résultant elle aussi d’un pouvoir asymétrique, elle est fort proche l’exploitation. Cependant, toutes les formes de domination ne sont pas réductibles à l’exploitation économique. La domination opère en effet à la fois dans la sphère des échanges (le marché), dans celle de la production (le lieu de travail) et dans la sphère politique. Comme le reconnaît Gilabert, notre situation d’interdépendance fondamentale fait que la menace de la domination planera toujours, notre vulnérabilité étant inévitable (p. 309). Néanmoins, faire honneur à la dignité humaine implique de permettre à chaque personne d’accéder à l’autodétermination, de respecter et de favoriser la capacité des personnes à faire des choix autonomes. Dans la sphère politique, cela implique d’égaliser les opportunités d’influence sur les décisions collectives. Dans la sphère de la production, de renforcer le pouvoir d’autodétermination des travailleurs et travailleuses. Et dans celle des échanges, d’égaliser le pouvoir de négociation, par exemple avec une garantie inconditionnelle de revenu réduisant l’obligation matérielle (mais pas morale, comme nous le verrons plus loin) de travailler.
Enfin, l’aliénation renvoie à un état de séparation, de division, dont la forme la plus connue se joue dans le rapport au travail. Les humains ont la capacité d’exercer des activités librement choisies, conscientes, créatives, sophistiquées, coopératives et bénéfiques (p. 210). Or, l’organisation actuelle du travail ne permet pas à la plupart des travailleurs et travailleuses de développer ces capacités et, ainsi, de se réaliser à travers le travail. Le travail est une contrainte, dans la mesure où il est surtout perçu comme un moyen de subvenir à ses besoins. Et il est organisé de façon hiérarchique, ce qui empêche l’autodétermination des travailleurs et travailleuses, contribuant à leur aliénation. Certes, l’autoréalisation et l’autodétermination sont conceptuellement possibles en dehors du travail, mais il est peu plausible d’y parvenir, pour la plupart des gens, dans un monde où le travail est aussi central et contraint qu’il l’est actuellement.
Le capitalisme, assurément, peut être réformé. Il est tout à fait possible, en son sein, de combattre ces trois maux, en redistribuant les richesses, en renforçant la protection sociale ou en favorisant l’essor de coopératives de travailleurs. Cependant, deux problèmes semblent intrinsèques au capitalisme : d’une part, la propriété privée des ressources et autres moyens de production, qui crée des inégalités de départ favorables à la domination et à l’exploitation ; d’autre part, la quête de profits privés, qui motive l’exploitation et génère l’aliénation.
Dans le sillage de Marx, Gilabert propose donc comme idéal alternatif au capitalisme celui d’une société dans laquelle chacun contribuerait selon ses capacités et recevrait selon ses besoins. À ses yeux, cette formule articule un idéal de solidarité conforme à la dignité humaine, qui remplace la quête de profit personnel par la volonté de servir les besoins des autres et d’ainsi favoriser le plein développement de leurs capacités tout en exerçant les siennes (p. 90). De façon intéressante, au contraire de la plupart des théories de la justice contemporaines, ce principe de justice (de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins) contient non seulement une dimension distributive, mais aussi contributive.
Du point de vue distributif, l’objectif est l’égale satisfaction des besoins, en tenant compte du fait que les besoins varient d’une personne à l’autre et que certaines peuvent avoir besoin de plus de ressources que d’autres pour des opportunités de bien-être égales – Marx anticipant ainsi la littérature contemporaine sur les capabilités fondamentales.
Du point de vue contributif, l’idée est que chacun contribue aux efforts nécessaires à la satisfaction des besoins de tous, en tenant compte du fait que nous n’avons pas des capacités contributives égales. Ce second aspect lui permet d’ailleurs de répondre à l’objection selon laquelle une distribution en fonction des besoins ne tiendrait pas suffisamment compte de la responsabilité personnelle. Il ne s’agit pas ici de sanctionner les individus qui « profiteraient » du système, mais d’encourager chacun à se donner librement pour mission de servir autrui dans les limites de ses capacités (et dans un esprit de réciprocité). Et il ne s’agit pas non plus de promouvoir un ethos sacrificiel : nos obligations positives d’assistance à autrui sont en effet limitées par un droit à la quête d’épanouissement personnel. Cela signifie qu’il n’est pas attendu des personnes qu’elles consacrent l’entièreté de leur temps à servir les besoins d’autrui (p. 107), mais que chaque personne qui en est capable apporte sa contribution. Le lien entre contribution et rémunération n’est donc pas entièrement défait : si la satisfaction des besoins de base est garantie, la rémunération et la satisfaction des autres besoins peuvent dépendre du temps de travail ou des efforts investis (p. 111).
Enfin, Gilabert met en lien cette exigence contributive avec la critique de l’exploitation, de la domination et de l’aliénation (p. 134-135) : le fait qu’il soit nécessaire de pousser les gens à travailler afin de satisfaire les besoins de toutes et tous rend plus urgente encore la transformation des conditions de travail. En effet, la solidarité dans l’effort est nécessaire, mais des conditions de travail inadéquates défont nos obligations contributives.
Cette profonde transformation sociale au nom de la dignité humaine est-elle un vœu pieux, une douce rêverie ? Pablo Gilabert a le mérite de ne pas éluder cette question, dans un chapitre fort convaincant – bien que très théorique – sur les liens entre justice et faisabilité (p. 137-171), une des questions dont il s’est fait le spécialiste ces dernières années. Les deux écueils à éviter sont, d’une part, un réalisme conservateur qui ferait trop de concessions au statu quo, et d’autre part un utopisme naïf qui serait peu susceptible de succès. Pour éviter ces deux écueils, dit-il, il faut combiner des jugements évaluatifs abstraits sur le juste et l’injuste, sans concession au réel, et des jugements prescriptifs tenant compte des faits sociaux pour identifier les voies d’action les plus prometteuses dans le monde tel qu’il est.
Proposant une approche « scalaire » ou « graduelle » de la faisabilité, il regrette que l’onconsidère souvent la question de façon binaire – soit un projet politique est faisable, soit il ne l’est pas. Or, la question qui importe d’un point de vue prescriptif est celle de la probabilité de succès et des effets attendus de différentes pistes de transformation. Lorsque nous envisageons différents projets de réforme des institutions telles qu’elles existent, nous devons choisir ceux qui sont susceptibles d’offrir le plus de valeur normative à long terme. Bien entendu, la réalité sociale étant extrêmement complexe, il est bien souvent difficile d’attribuer des probabilités de succès à des projets de réforme. Il n’y a donc pas d’autre choix que de procéder par expérimentations, erreurs et révisions, à tous les niveaux de pouvoir, en gardant à l’esprit les objectifs de long terme et sans être obsédé par certaines propositions institutionnelles données (par exemple la planification, ou les coopératives, ou le revenu de base).
Reconnaissant que les philosophes sont rarement les mieux placés pour estimer la faisabilité de différentes réformes concrètes (p. 155), Gilabert n’offre pas de transition toute tracée vers le socialisme. Il propose plutôt un cadre de pensée pour réfléchir aux questions stratégiques. En outre, la référence à Kant lui permettant d’invoquer la responsabilité morale individuelle (et collective) dans la quête d’une transformation des structures sociales (au contraire du marxisme pur), il souligne l’importance de reconnaître que notre devoir, collectif et individuel, n’est pas seulement d’obtenir des résultats désirables dans les circonstances dans lesquelles nous nous trouvons (comme le font, par exemple, les partis de gouvernement) ; c’est aussi de nous efforcer de changer ces circonstances pour rendre réalisables des projets plus ambitieux, comme le socialisme.
Cet ouvrage a certes quelques défauts : il coûte beaucoup trop cher (ce qui n’est pas la faute de l’auteur), certains passages sont assez techniques pour un lectorat non spécialisé (qui n’est pas la cible principale) et les efforts pédagogiques louables que l’auteur déploie pour compenser créent un effet de répétition. Néanmoins, il s’agit à mes yeux du meilleur ouvrage sur le socialisme publié depuis longtemps [4] – un ouvrage qui mérite d’être lu pour son originalité, son ampleur et sa grande qualité argumentative.
par , le 21 mars
Pour aller plus loin :
– Gerald A. Cohen, Pourquoi pas le socialisme ?, Paris, L’Herne, 2010.
– Pablo Gilabert, Human Dignity and Human Rights, Oxford, Oxford University Press, 2019.
– Axel Honneth, L’idée du socialisme, Paris, Gallimard, 2017.
– John E. Roemer, “Socialism revised”, Philosophy & Public Affairs, 45(3), 2017, p. 261-315.
– Erik O. Wright, Utopies réelles. Paris, La Découverte, 2020.
Pierre-Étienne Vandamme, « Des droits humains au socialisme », La Vie des idées , 21 mars 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./Des-droits-humains-au-socialisme
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[1] Pablo Gilabert, Human Dignity and Human Rights, Oxford, Oxford University Press, 2019.
[2] Entendue comme un statut inhérent, non comme une condition. Quand une personne vit dans des conditions indignes, elle préserve néanmoins son statut de dignité (p. 6-7).
[3] On aurait pu imaginer que P. Gilabert aille chercher ce fondement normatif ailleurs dans la tradition socialiste, qui est bien plus large que l’œuvre de Marx, mais son livre fait assez peu de place aux autres branches et autres grandes figures historiques du socialisme.
[4] Il a notamment plus d’ampleur théorique que le petit livre Pourquoi pas le socialisme ? de G. A. Cohen, qu’il discute, prolonge et dont il comble une série de manques ; et il offre une image plus claire des contenus du socialisme que L’idée du socialisme d’Axel Honneth (grand absent de la bibliographie de Gilabert malgré la proximité de certaines thèses sur la solidarité et la réciprocité) ; ou que Utopies réelles d’Erik Olin Wright, plus focalisé sur la question de la transition vers le socialisme (et qui en constitue donc un complément fort utile).