Muse du cinéma moderne puis « insoumuse » révoltée, l’actrice et réalisatrice féministe Delphine Seyrig semble plus que jamais notre contemporaine, par la persistance de son aura comme par l’écho rencontré par ses combats.
Muse du cinéma moderne puis « insoumuse » révoltée, l’actrice et réalisatrice féministe Delphine Seyrig semble plus que jamais notre contemporaine, par la persistance de son aura comme par l’écho rencontré par ses combats.
Actrice emblématique des années 1960-1970, par les réalisateurs dont elle a croisé la route (Truffaut, Resnais, Demy, Losey, Akerman…) comme par les combats féministes qu’elle a menés avec passion (notamment pour la légalisation de l’avortement), Delphine Seyrig semble, depuis quelques années, être entrée en collision avec notre actualité. Elle revient en effet de façon frappante sur le devant de la scène, à la faveur de certaines rééditions et de publications qui témoignent de l’écho rencontré par ses engagements et de l’aura particulière de cette comédienne/réalisatrice.
De ce regain d’intérêt témoigne tout d’abord la première biographie publiée [1] de l’actrice, Delphine Seyrig, une vie, parue chez Nouveau Monde en 2018 et rééditée en poche en 2023, où Mireille Brangé met sa rigueur au service de l’admiration manifeste qu’elle porte à l’actrice, dans une enquête impliquant la consultation des archives personnelles de l’actrice ainsi que des entretiens menés avec ses proches. L’approche, classique et chronologique, replace utilement la vie et la carrière de cette dernière, tant cinématographique que théâtrale, dans son contexte culturel et socio-historique tout en rendant justice à la complexité du personnage.
Outre cet ouvrage, plusieurs livres, marqués par la subjectivité de leur auteur, ont fleuri sur les étals des libraires depuis quelques années. Citons celui, déjà un peu ancien, de l’écrivain François Poirié (Comme une apparition : Delphine Seyrig, portrait, Actes Sud, 2007), qui nous en apprend sans doute plus sur son auteur que sur son objet, auquel il voue un culte fétichiste, ou encore le tout récent D’après Delphine Seyrig, de Virginie Apiou (Institut Lumière/Actes Sud, 2023).
Évoquons encore un documentaire de 2019 sur l’amitié et la collaboration de l’actrice avec Carole Roussopoulos, membre comme elle d’un collectif de vidéastes féministes auquel, la même année, le Musée d’art moderne de Lille a également consacré une exposition : « Les muses insoumises », conçue en collaboration avec le Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofia (Madrid) et avec le Centre Audiovisuel Simone de Beauvoir (Paris).
Essentielles, surtout, à cette remise en lumière furent les rééditions comme celle en 2023 par Arte de six films de Seyrig en tant qu’actrice et réalisatrice, ainsi que la ressortie en salle, la même année, de son documentaire de 1981, Sois belle et tais-toi, qui interroge le rôle assigné aux femmes dans les fictions filmiques et leur place dans l’industrie du cinéma. Enfin, la réévaluation du film de Chantal Akerman, Jeanne Dielman 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles (élu « meilleur film de tous les temps » par le magazine Sight and Sound en 2022), qui suit pendant 3h20 les mouvements routiniers d’une ménagère occasionnellement prostituée, a remis sur le devant de la scène une actrice qui porte entièrement le film et n’a manifestement jamais choisi la facilité dans ses choix de carrière. Pour finir, de façon plus diffuse, les vifs débats consécutifs au « me too » du cinéma ont également ravivé l’attention des médias à son égard [2]
C’est dans ce contexte qu’est sorti cette année un essai « admiratif et amoureux » dans lequel le critique de cinéma et essayiste Jean-Marc Lalanne choisit justement de se demander « pourquoi Delphine Seyrig est […] plus que jamais notre contemporaine » (comme l’annonce la quatrième de couverture), alors même que la fin de sa vie avait été marquée par une relative disgrâce.
Lalanne dresse le portrait d’une actrice qui a fait l’objet de « constructions » fantasmatiques qu’elle s’est ensuite employée à démonter, à mesure que s’aiguisaient sa conscience politique et son refus de se cantonner au statut de muse. Le deuxième chapitre de l’ouvrage, justement intitulé « une apparition », décortique les ressorts de la fascination exercée par cette actrice.
La plus fameuse d’entre elles est sans doute celle de la charismatique Fabienne Tabard dans Baisers volés (1968), qui initie le jeune Antoine Doinel (Jean-Pierre Léaud) aux tourments de l’amour. Héros d’un nouveau roman d’apprentissage, ce dernier semble projeter sur elle différentes héroïnes des livres dont il est friand, à mi-chemin entre la Madame Arnoux de L’Éducation sentimentale (« Ce fut comme une apparition », y écrivait justement Flaubert) et la Madame de Mortsauf du Lys dans la vallée de Balzac (explicitement citée dans le film et incarnée deux ans plus tard dans un téléfilm par Delphine Seyrig justement). Si le personnage de Doinel voit dans Fabienne Tabard la quintessence d’une féminité idéale et raffinée, c’est surtout la mise en scène de Truffaut qui contribue à cette construction en différant et en soignant particulièrement l’entrée en scène de cette dernière. Elle apparaît en effet après une longue déambulation du jeune homme au milieu des rayonnages de chaussures dont il est censé faire l’inventaire, à la faveur d’un travelling qui semble chercher avec nous la source d’une musique extradiégétique aux accents célestes, pour nous mener finalement jusqu’à la femme du patron, occupée à essayer des escarpins pour sa soirée, alors même que le magasin est fermé. La voix de Seyrig, mythique, et son autorité naturelle, laissent le jeune homme pantois, créant d’emblée, chez le spectateur, comme chez Doinel, une fascination dont l’un comme l’autre peine à se départir tout au long du film.
Et pourtant, dans ce même film, Truffaut offre à Delphine Seyrig une tirade dans laquelle Fabienne Tabard semble prêter sa voix à l’actrice qui l’incarne lorsqu’elle affirme : « Je ne suis pas une apparition. Je suis une femme. Ce qui est tout le contraire » et d’énumérer tous les gestes qu’elle a accomplis avant de venir proposer au jeune homme un marché des plus prosaïques consistant à coucher avec lui une unique fois pour chasser ce fantasme de son esprit.
L’image de la bourgeoise élégante et maîtresse d’elle-même, celle dont chaque geste semble chorégraphié, perpétue dans ce film une construction antérieure, dont Alain Resnais fut le véritable artisan dans L’Année dernière à Marienbad (1961). « Lointaine, sophistiquée, n’avançant que dans un embrun de mystère et de manières » (p. 7) : tel est le personnage que Seyrig a, dans un premier temps, consenti à jouer pour lui.
Lalanne pointe la dimension construite et ostentatoire de cette persona d’actrice qui la suit d’un film à l’autre et consiste non seulement à « jouer une dame, mais [à] montrer en la jouant ce qu’est une dame » (p. 11). Il commente notamment un mouvement ample et accueillant du bras, « geste de châtelaine » (p. 12) caractéristique de la comédienne. Pour créer ce personnage, elle se serait nourrie « d’un imaginaire patrimonial de la star de cinéma, façonné par les films des années 20 et 30 […] en lui donnant un tour décadent et baroque particulièrement saisissant », devenant ainsi une « idole du muet égarée dans […] un drôle d’échafaudage moderniste » (p. 22). Si cette distanciation critique était donc déjà en germe dans les fictions filmiques des années 1960, Delphine Seyrig devenue réalisatrice s’est employée, plus tard, à démonter explicitement cette fabrique de la star féminine dans son documentaire féroce Sois belle et tais-toi, notamment dans le témoignage saisissant de Jane Fonda, une des actrices à qui elle tend le micro dans le film.
Si les films (co-) réalisés par Delphine Seyrig témoignent explicitement de ses engagements féministes et politiques (voir le détournement agressif et ludique d’une émission de Bernard Pivot que constitue en 1975 Maso et Miso vont en bateau [3] ou le virulent SCUM Manifesto [4] en 1976), plus féconde semble l’idée, au principe du travail de Lalanne, selon laquelle un acteur puisse faire œuvre par ses choix de carrière [5].
Ceux de Delphine Seyrig, très tranchés, donnent du crédit à cette approche dont Lalanne rappelle que le critique Luc Moullet en avait fait la thèse de son ouvrage de 1993, Politique des acteurs (démarquant évidemment la célèbre locution « politique des auteurs »). Ainsi, des choix courageux et radicaux (comme le refus de jouer dans La Piscine de Jacques Deray, aux côtés d’Alain Delon), combinés à des prises de position tranchées, ont valu à Seyrig de s’aliéner une partie des réalisateurs, du public et des médias, en particulier à partir de 1975. Cette année-là, Seyrig enchaîne Aloïse de Liliane de Kermadec, India Song, de Marguerite Duras et Jeanne Dielman de Chantal Akerman, triplé qui constitue selon Lalanne « pas seulement son chef-d’œuvre d’actrice […]. Plutôt son chef-d’œuvre d’autrice en tant qu’actrice » (p. 99-100), un véritable geste artistique. Malgré leurs dissemblances, ces trois films, en plus d’être tous trois réalisés par des femmes, seraient selon lui liés par un système d’échos, plaçant évidemment des femmes en leur centre, qui sont aussi des figures d’aliénation, de renoncement, d’assignation. Ces trois films auraient finalement en commun de « solder quelque chose », sans doute sa persona passée, ce qui semble être le sens de l’insistance de Chantal Akerman à vouloir Delphine Seyrig, avec tout l’imaginaire qu’elle charrie, pour le rôle de Jeanne Dielman, justement « parce que c’est insupportable de la voir elle à cette place-là » (cité p. 109).
Au fil des quatorze petits chapitres inspirés qui le composent, l’ouvrage de Lalanne offre ainsi un parcours non linéaire de l’œuvre de Delphine Seyrig qui ne cède pas à la contemplation fascinée et s’efforce d’étayer ses intuitions par des analyses justes et sensibles (avec notamment de belles pages sur la représentation du corps de l’actrice). Passant en revue toute sa filmographie en lui offrant une cohérence rétrospective, Lalanne se livre à un convaincant exercice d’admiration qui témoigne à la fois de l’actualité de Delphine Seyrig (dont il fait une « icône queer » [6] dans l’avant-dernier chapitre) tout en analysant avec précision la qualité de présence bien spécifique de cette actrice qui résiderait, pour partie, dans sa capacité à s’extraire du temps.
Ce que Lalanne appelle la « désynchronisation » de l’actrice donne ainsi lieu à un développement aux accents gracquiens que nous citerons pour finir un peu longuement afin de donner aussi un aperçu du plaisir de lecture que nous réserve cet élégant petit ouvrage :
Dame prématurée, jeune très tardivement, c’est l’étrange désynchronisation de l’œuvre de Delphine Seyrig en matière de représentations des âges de la vie. Au fond, on exagèrerait à peine en disant qu’elle n’a vraiment incarné qu’une seule tranche d’âge au cinéma : la quarantaine. Dès les années 60, et alors qu’elle n’a pas atteint cet âge, elle dégage une assurance, une maturité, un sentiment d’accomplissement propres à cet état de milieu de vie, où quelque chose en soi s’est consolidé […] et n’est pas encore menacé par la hantise du déclin […]. Les rôles les plus populaires de l’actrice exaltent le rayonnement, le charisme spécifique, l’aura érotique, de la femme de quarante ans, sûre d’elle, puissante, faisant tourner toutes les têtes. […]. Face à elle, les jeunes hommes défaillent d’amour (Antoine Doinel) et les jeunes filles se plient docilement à son autorité de femme alpha (sa filleule passive, Catherine Deneuve dans Peau d’âne, sa jeune sœur sans aucune autonomie, Bulle Ogier, dans Le Charme discret de la bourgoisie). Delphine Seyrig est comme chez elle dans cet âge de la vie. Elle l’habite de part en part et en fixe la magie particulière avec une évidence et un éclat sans pareil (p. 152).
par , le 11 octobre
Nadja Cohen, « Delphine Seyrig, de son temps et du nôtre », La Vie des idées , 11 octobre 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./Delphine-Seyrig-de-son-temps-et-du-notre
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[1] Il n’existait auparavant qu’une biographie, non publiée, de l’actrice, écrite par une amie d’enfance : Claudine Herrmann, Delphine Seyrig : Telle que je l’ai connue, Paris, hors commerce, 1998, conservé au département des Arts et Spectacles de la BnF.
[2] Voir par exemple Lauren Bastide, « Celle qui nous manque face aux tribunes antiféministes »
[3] Réalisé par Nadja Ringart, Carole Roussopoulos, Delphine Seyrig, Ioana Wieder, du collectif vidéo féministe « Les Insoumuses », le film analyse et répond avec humour à l’émission spéciale de Bernard Pivot avec Françoise Giroud, secrétaire d’État chargée de la condition féminine. Le projet est présenté comme suit par les intéressées : « Le 30 décembre 1975, après avoir vu sur Antenne 2 l’émission de Bernard Pivot intitulée "Encore un jour et l’année de la femme, ouf ! C’est fini”, nous avons éprouvé le besoin immense d’exprimer notre point de vue, de répondre… ».
[4] Réalisé par « Les Insoumuses », le film montre Delphine Seyrig lire à haute voix le pamphlet s.c.u.m Manifesto de Valérie Solanas et le dicter à Carole Roussopoulos qui le tape en rythme à la machine à écrire.
[5] C’est aussi ce que suggère la nouvelle question mise au programme par l’ENS cette année, « Delphine Seyrig : cinéma, télévision et vidéo (1959-1989) », qui donne à étudier, pour la première fois dans ce concours, non pas la filmographie d’un réalisateur mais celle d’une actrice (et, secondairement, réalisatrice).
[6] On trouve également cette idée dans la belle thèse de doctorat d’Alexandre Moussa, « Je ne suis pas une apparition, je suis une femme » : Delphine Seyrig, icône du cinéma moderne, actrice insoumise, star féministe, soutenue en 2021.