Recensé : Marie-Emmanuelle Chessel, Histoire de la consommation, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2012, 128 p., 10 €
Lors des récents scandales alimentaires qui ont mis en évidence l’utilisation non déclarée de viande de cheval dans des plats préparés, les hommes politiques et les représentants des associations de consommateurs ont pris vigoureusement la parole pour dénoncer les mensonges et les fraudes dont avaient été victimes les acheteurs de ces produits. Ces prises de position mettent au cœur des discours publics la figure du « consommateur » – victime innocente sacrifiée sur l’autel de la cupidité ou acteur politique se battant pour ses droits. Elles n’ont rien pour nous surprendre, tant elles sont familières à un habitant des pays riches, entrés depuis plusieurs décennies dans la société de consommation et périodiquement agités par ce type de débats.
L’ouvrage de Marie-Emmanuelle Chessel vient à point nommé nous rappeler que la centralité de la consommation dans nos sociétés a une histoire et que la figure du consommateur qui se dégage de ces discours est le fruit d’une lutte, politique et sociale, entre différentes conceptions de la place de l’acheteur. Première synthèse nécessaire sur l’histoire de la consommation, ce livre sera utile tant aux étudiants et curieux qui découvrent ces questions, qu’aux chercheurs engagés dans ce champ qui avaient besoin d’un panorama complet de l’historiographie. Il porte principalement sur l’histoire de la consommation en France, mais il faut d’emblée préciser que ce pays est toujours replacé dans un cadre géographique bien plus vaste et que le texte multiplie les éléments de comparaison, avec les États-Unis et le reste de l’Europe (Angleterre, Allemagne), mais également avec des pays moins connus et moins fréquemment cités dans les études sur la consommation (la Chine et l’Arabie Saoudite, par exemple). Le cadre chronologique large, de la fin du XVIIIe siècle à la fin du XXe siècle, permet à la fois de restituer des mouvements d’ampleur et d’interroger les différentes chronologies, qui peuvent se chevaucher ou se contredire en fonction des points de vue retenus pour découper l’histoire de la consommation.
La réponse à la question « quand débute la société de consommation ? » dépend en fait des critères de définition retenus : s’intéresse-t-on aux catégories sociales qui se mettent à consommer, au type de biens achetés, aux prix des objets ou à l’importance prise par ces questions dans les discours des acteurs ? Les éléments du débat autour de cette chronologie étaient auparavant dispersés et les deux premiers chapitres de cet ouvrage permettent de rassembler les connaissances, de les ordonner et de discuter la pertinence des césures temporelles. Les quatre chapitres suivants sont organisés thématiquement autour d’axes de recherche que Marie-Emmanuelle Chessel connaît bien par ses travaux antérieurs : la question de l’américanisation de la France, les experts de la société de consommation, le genre et la consommation organisée [1].
Vers la société de consommation
Le premier chapitre, intitulé « Genèse de la société de consommation (XVIIIe-XIXe siècle) » présente la coupure originelle généralement retenue par les historiens et parfois nommée « révolution consommatrice » (consumer révolution). Cette époque, la seconde moitié du XVIIIe siècle, connaît trois transformations d’envergure : un accroissement général de la richesse, l’émergence d’une pensée économique – mercantiliste et libérale – et l’invention de nouvelles méthodes industrielles et commerciales. Le XIXe siècle est caractérisé par l’invention d’une nouvelle culture de la consommation bourgeoise, dont les grands magasins, rebaptisés « cathédrales de la consommation », ont souvent été érigés en symbole [2]. L’auteur revient rapidement mais clairement sur l’historiographie de ces commerces pour mettre en lumière la nouveauté qu’ils ont représentée mais également pour relativiser leur poids et ne pas tomber dans une opposition simpliste entre archaïsme et modernité.
Le deuxième chapitre, « Au XXe siècle : vers la société de consommation contemporaine », décrit une période qui nous est plus familière. Marie-Emmanuelle Chessel met cependant en garde contre une vision téléologique en rappelant que la progression vers la consommation de masse n’est pas forcément linéaire : elle présente notamment les effets de retour en arrière qu’entraînent, pendant les guerres, les situations de pénurie et de rationnement. Les Trente Glorieuses sont ensuite décrites en détail, avec le développement fulgurant de nouveaux biens, comme l’électroménager et la voiture. Pendant cette période de guerre froide, la consommation de masse devient un enjeu politique : les États-Unis considèrent qu’elle va de pair avec la démocratisation, alors que l’URSS et ses satellites tentent de promouvoir des modèles alternatifs. Ces enjeux trouvent un écho en France autour du combat du Parti Communiste contre l’américanisation qui s’incarne, par exemple en 1950 dans une tentative de loi anti-Coca-Cola, fruit d’une alliance de circonstance entre les communistes et les lobbys de l’eau minérale et du vin. Deux interprétations de la consommation de masse s’affrontent alors : les optimistes, avec Jean Fourastié, voient la société de consommation comme un atout, tandis que se développent également des critiques virulentes, incarnées notamment par Jean Baudrillard, Guy Debord ou Roland Barthes.
Le chapitre 3 est une discussion serrée de la notion d’« américanisation » via la consommation que l’on peut définir comme l’idée que « le flux transatlantique des personnes, des institutions, des capitaux, des méthodes et des objets relatifs à la société de consommation a tendance, de manière générale, à aller des États-Unis vers le reste du monde » (p. 45), phénomène qui aurait été particulièrement fort en France et en Europe des années 1920 aux années 1960. Marie-Emmanuelle Chessel relativise ce constat, à partir de la perspective renouvelée d’une histoire transatlantique qui insiste sur trois éléments. Tout d’abord, il est nécessaire de prendre en compte la longue durée et d’étudier ces flux depuis la fin du XIXe siècle. Ensuite, il faut être attentif aux conditions concrètes de l’appropriation d’un modèle : les associations, les publicitaires et les gestionnaires « n’adoptent pas passivement le modèle américain mais ils traduisent de nouvelles idées et des propositions institutionnelles dans leur propre configuration » (p. 52), car ils vont tous chercher aux États-Unis quelque chose qui leur manque en Europe. Enfin, ces échanges sont réciproques et certaines recherches commencent à s’intéresser à l’influence européenne sur les Américains.
Figures et représentations du consommateur
Les trois derniers chapitres sont consacrés à certains des acteurs spécifiques qui construisent la société de consommation. L’ouvrage se penche d’abord sur « les experts de la fabrication des marchés » (chapitre 4), qu’il s’agisse des patrons ou des spécialistes de la vente (publicitaires, marketers, designers, merchandisers), puis présente « le genre de la consommation », étude à la fois des figures du consommateur et de la consommatrice (la bourgeoise kleptomane, la ménagère, le collectionneur, le dandy ou le bricoleur) et des producteurs de ces normes de genre (chapitre 5). Celles-ci ne sont d’ailleurs pas figées et peuvent évoluer à la faveur de l’arrivée de femmes dans les carrières publicitaires ou de l’engagement militant de certaines consommatrices qui les poussent à contester ces stéréotypes ou à les utiliser pour prendre la parole en tant qu’expertes de la consommation. Cet engagement féminin via la consommation fait d’ailleurs l’objet d’une analyse approfondie dans un autre livre de Marie-Emmanuelle Chessel, paru au même moment que cette synthèse et qui porte sur la Ligue sociale d’acheteurs [3].
Le dernier développement du livre, intitulé « Quand les consommateurs s’organisent » déroule une présentation plus générale de ces mouvements militants de la fin du XIXe siècle à nos jours et décrit leur partage en deux grandes tendances. D’une part, la consommation éthique (appelée fair trade aux alentours de 1900) met l’accent sur les devoirs des consommateurs, car elle cherche à moraliser la consommation et à attirer l’attention sur les conditions de travail des producteurs. D’autre part, les militants peuvent se grouper dans des associations consuméristes qui défendent les droits des consommateurs à acheter moins cher ou des produits plus sûrs et de meilleure qualité. La plus connue de ces associations est en France l’Union Fédérale des Consommateurs (UFC), célèbre par sa revue Que Choisir ?, publiée depuis 1961.
Les raisons de lire cette synthèse sont nombreuses, mais il faut insister en premier lieu sur la dimension comparative de l’ouvrage. Marie-Emmanuelle Chessel déploie une connaissance approfondie d’autres historiographies, particulièrement de la littérature anglaise et américaine, ce qui permet de toujours remettre en perspective le cas français et donc de s’interroger sur ses spécificités, notamment chronologiques – à l’image de la thèse du « retard français » en matière de publicité, ici relativisée. L’auteur fait également dialoguer différents types d’histoire – économique, sociale, culturelle, politique, du genre – et propose une analyse complète et complexe du phénomène multiforme qu’est la société de consommation.
Un autre point fort de l’ouvrage est lié aux outils spécifiques de cette collection, qui sont ici particulièrement bien utilisés. La bibliographie finale, principalement en français et en anglais, est un solide point de départ pour qui veut se repérer dans l’historiographie de la consommation et chaque référence a souvent été décrite chemin faisant de façon synthétique. Les nombreux encadrés sont l’occasion de présenter des sources (les monographies de Le Play, un tract de la Ligue sociale d’acheteurs), de détailler des pratiques (le crédit à la consommation, la gestion des déchets, le marché de l’occasion) ou de développer des exemples précis de biens de la société de consommation (la faïence de Wedgwood au XVIIIe siècle, les chaussures pendant la Seconde Guerre mondiale ou encore les poupées Razanne et Fulla, concurrentes de Barbie pour des acheteurs musulmans).
Dans une conclusion programmatique de l’ouvrage, Marie-Emmanuelle Chessel présente les limites et les manques de la recherche historique sur la consommation. Les élites de la société de consommation – les patrons, artisans ou commerçants, les marketers, les réformateurs ou les consommateurs militants –, comme les chercheurs en sciences sociales, ont construit deux archétypes opposés du consommateur qui est perçu comme passif ou bien comme entièrement libre. L’historienne invite à sortir de cette opposition stérile pour penser une relation dialectique entre domination et résistance. Elle appelle à s’intéresser davantage aux « consommateurs ordinaires » qui s’inscrivent dans un cadre contraignant, à l’intérieur duquel ils peuvent éventuellement « résister aux injonctions qui pèsent sur eux ou inventer des usages spécifiques pour les biens et les services qui leur sont proposés » (p. 101). Marie-Emmanuelle Chessel souligne alors pour finir que « leur histoire reste en grande partie à écrire ».