Qu’est-ce qui lie les hommes entre eux et fait société ? Dans un livre ambitieux, le sociologue Serge Paugam traite ce sujet en croisant les champs de la sociologie et de la psychologie.
Qu’est-ce qui lie les hommes entre eux et fait société ? Dans un livre ambitieux, le sociologue Serge Paugam traite ce sujet en croisant les champs de la sociologie et de la psychologie.
Dans son nouveau livre, L’attachement social. Formes et fondements de la solidarité humaine, Serge Paugam, reprend la question sociologique fondamentale, qu’est-ce qui lie les hommes entre eux et qui fait société ? Pour Serge Paugam, la réponse tient dans les formes d’attachement que les êtres humains développent tout au long de leur existence : attachement à sa famille, attachement aux proches qu’ils se sont choisis, attachement à ses collègues et à son milieu de travail, attachement à son pays. Nul ne doutera dès lors de la filiation durkheimienne dans laquelle s’inscrit Serge Paugam en analysant les formes élémentaires de l’attachement social. Il défend l’idée qu’une théorie du lien social ne peut reposer sur l’analyse des deux formes de solidarité (mécanique/organique), mais sur les différentes formes de morale qui tiennent les individus entre eux et à la société qui fondent une théorie sociologique de l’attachement social [1].
Ce postulat permet de comprendre le déplacement, assez rare pour être noté, chez un sociologue de la sociologie vers la psychosociologie [2] et plus particulièrement vers les travaux de Bowlby [3] et de ses successeurs sur l’empreinte et l’attachement, concepts que Paugam entreprend de mettre en relation avec la théorie de l’habitus chez Bourdieu (p. 71 à 82).
Cette première partie de l’ouvrage fonde les bases théoriques de l’auteur, partie fort riche puisqu’elle mobilise des travaux aussi divers que ceux de Durkheim, de Weber, de Tönnies, de Weber, de Elias, de Halbwachs, et des auteurs plus contemporains sans oublier Bowlby et ses successeurs. Dans un second temps, Paugam renoue avec la typologie des liens sociaux qui, de toute évidence, est le cœur de son système de pensée [4] : lien de filiation, lien de participation élective, lien de participation organique, lien de citoyenneté. Le « lien de filiation » repose sur une reconnaissance affective et une solidarité intergénérationnelle. La protection et la reconnaissance prennent appui sur l’entre-soi (amis, proches, associations…) dans le « lien de participation élective ». Le « lien de participation organique » se fonde sur la protection contractualisée associée à la stabilité de l’emploi et une reconnaissance (matérielle et symbolique) par le travail. Enfin, le « lien de citoyenneté » résulte de l’appartenance à une nation qui apporte une protection juridique (droits) et une reconnaissance de la souveraineté de l’individu.
Chacun des liens sociaux peut être défini à partir de deux dimensions : la reconnaissance et la protection. L’articulation de ces deux dimensions permet de distinguer quatre configurations : les liens qui libèrent (apportant les deux), les liens qui fragilisent (conférant reconnaissance, mais non protection), les liens qui oppressent (apportant protection, mais pas reconnaissance) et enfin les liens rompus (qui n’apportent aucun des deux).
Dans une démarche apparentée à celle de Gösta Esping-Andersen dans Les trois mondes de l’État-providence [5], Serge Paugam distingue quatre formes sociétales dominantes d’attachement au sein de sociétés contemporaines : le régime de type familialiste, le régime de type volontariste, le régime de type organiciste et le régime de type universaliste. Chaque société représente une combinaison inégale des quatre types de liens. Selon le type de lien qui domine, dans une société donnée, celle-ci se classera plutôt du côté du régime de type familialiste, volontariste, organiciste ou universaliste.
À partir de données statistiques internationales concernant 34 pays sur les cinq continents, Paugam, en collaboration avec l’équipe suisse dirigée par Christian Suter, s’essaie à spécifier les régimes d’attachement propres aux pays d’Europe, d’Amérique du Nord, l’Amérique du Sud et d’Asie [6] (chapitre 11). Cette recherche comparative complexe aboutit à classer la France dans un régime à dominante organiciste, les États-Unis et le Royaume-Uni dans un régime principalement volontariste, les pays méditerranéens, et latino-américains dans une dominante familialiste, tandis que les pays scandinaves sont plus conformes au régime universaliste.
Ce résumé de l’architecture de ce gros livre de plus de 600 pages ne rend pas justice aux analyses de Paugam. Dans un ensemble très dense, soulignons les pages que Serge Paugam dans la lignée de ses travaux antérieurs consacre au travail disqualifié et au processus de disqualification sociale dans l’assistance qui éclairent de manière magistrale le processus de dévaluation sociale qui touche des franges entières de la société française [7] dans « l’incapacité de se projeter dans l’avenir et une position sociale durablement jugée inférieure dans une échelle de prestige » (p. 250), désormais désignées comme « ceux qui vivent des aides sociales », appellation qui préfigure l’émergence d’une police des pauvres [8]. Remarquable aussi, l’analyse des mouvements sociaux comme formes de renforcement des liens sociaux avec une attention particulière à l’étude du mouvement des gilets jaunes. On lira également les beaux développements du chapitre 10 sur l’espace public entre ressource et oppression, notamment les développements sur les ressources limitées des bibliothèques publiques pour les SDF ou encore les pages consacrées au familialisme dans les sociétés du sud ou les passages très éclairants sur les dynamiques sociales au Japon aussi bien qu’aux États-Unis, au Chili en Argentine ou au Brésil.
Fondés nécessairement sur des indicateurs limités, les résultats de l’analyse comparative internationale prête en revanche à discussion ; ainsi du caractère typiquement « organiciste » de la société française dont l’analyse révèle davantage la prégnance de l’État social que la place centrale des relations de travail ; on attendrait plutôt l’Allemagne. Plus globalement, l’exercice typologique prend le risque d’occulter les contradictions internes aux différents régimes, contradictions inscrites sur la longue durée ou contradictions nées de l’évolution sociale. La lecture des différentes parties consacrées aux différents régimes nationaux d’attachement donne parfois l’impression que toutes les évolutions s’inscrivent nécessairement dans le modèle dont l’auteur les fait découler. [9] Ce biais méthodologique entraîne parfois des analyses discutables, nous n’en prendrons que deux exemples l’analyse de la politique de la Bolsa Familia au Brésil et l’analyse de l’évolution du modèle universaliste nordique sous fond de politiques anti-immigrés.
La Bolsa Familia (BF) s’inscrit-elle comme l’écrit Serge Paugam dans l’héritage clientéliste des sociétés familialistes ou s’agit-il au contraire d’une rupture avec l’héritage politique et culturel de la société brésilienne ? La BF fait partie de ces programmes sociaux novateurs combinant allocation sociale et contreparties des familles (obligation scolaire) qui ont pris naissance en Amérique latine (Progresa au Mexique depuis 1997, BF au Brésil depuis 2003) avant de s’étendre par mimétisme dans toute l’Amérique du Sud et dans un grand nombre de pays « en émergence ». En dépit de leur diversité, les programmes de « conditional cash transfers » ont été promus dès l’origine comme une rupture avec les pratiques clientélistes de l’aide sociale dans les pays du Sud, puis pour leur efficacité comme moyen de lutte contre la pauvreté [10]. Si Paugam n’en rejette pas les effets positifs de la Bolsa Familia, il n’hésite pas non plus à écrire que la BF prolonge « la reproduction ancestrale de pratiques qui traduisent un rapport de domination entre les élites locales et la population la plus pauvre » (p. 473) et qu’elle « se prête à une utilisation politico-électorale de l’assistance sociale (…) L’octroi de la BF dépend en partie des rapports personnels entre les bénéficiaires et les élus ou les candidats aux élections politiques » (p. 470). Cette analyse repose sur une seule source, celle d’une thèse de doctorat l’EHESS soutenue en 2017 consacrée à une municipalité du Ceara dans le Nordeste. La généralisation d’une étude locale impose une grande prudence. Il existe une large littérature scientifique visant à mesurer les effets politiques et électoraux de la BF ; or, la littérature est loin de confirmer cette thèse. Si certaines études tendent à confirmer que la Bolsa Familia conduit à la capture politique des bénéficiaires (Hall, 2008), d’autres concluent que l’impact politique est nul ou inexistant (Layton, Donagby, Renno, 2017 ; Correa et Cheibub, 2016 ; Bohn, 2011) [11]. Le postulat de Paugam et les analyses qui en découlent paraissent pour le moins fragiles.
En second lieu, l’analyse des mutations récentes des sociétés classées dans le modèle universaliste (Danemark, Norvège, Finlande, Suède) ne manque pas de questionner. Dans la typologie des formes d’attachement, le régime universaliste apparaît chez Paugam comme la forme la plus achevée de la citoyenneté. Il se caractérise par un fort coefficient de citoyenneté, de civisme, d’égalité, et d’universalité de la protection sociale et une démocratie pluraliste et consensuelle. Fidèle à sa méthode, Serge Paugam cherche à rendre compte de la genèse historique de l’universalisme social-démocrate en privilégiant l’hypothèse de la continuité historique. Cependant, comment concilier le principe de l’universalisme avec le tournant anti-immigrés radical pris par les sociétés nordiques ?
Serge Paugam n’ignore pas cette évolution des politiques publiques des pays nordiques. Paugam ne passe pas cette évolution sous silence. Il écrit « un des points sensibles de la conception moderne de la solidarité sociale-démocrate porte sur le traitement de l’immigration » (p. 578) et que les pays nordiques se sont inscrits désormais dans « une version disons minimaliste du principe universaliste » (p. 580). Il paraît légitime de se poser une autre question : peut-on caractériser d’universaliste un régime politique qui « protège en priorité les nationaux et ne s’ouvre que de manière parcimonieuse et sélective aux populations venues d’ailleurs » ? Dès lors que des pays transforment l’attachement à la communauté nationale en sentiment xénophobe de refus des étrangers de culture non occidentale et de repli sur la communauté nationale, ils s’évadent de l’universel. La lecture du passage dans lequel Serge Paugam compare les politiques d’insertion en France et en Finlande provoque un certain malaise. Si on peut partager le constat du caractère minimal de la politique française, il est difficile d’adhérer sans réserve à l’éloge des efforts des travailleurs sociaux finlandais pour intégrer les femmes migrantes et les « faire passer de leur relative marginalité à une citoyenneté complète » (p. 581), ni que les politiques sociales contemporaines des pays nordiques envers les populations migrantes puissent devenir « une source d’inspiration pour des pays comme la France » (p. 582).
La notion d’universalisme doit-elle être réexaminée ? Rappelons simplement que dans l’histoire, la volonté d’édifier une communauté des semblables a parfois conduit les pays nordiques à certains égarements, aujourd’hui reconnus et dénoncés. Ainsi « l’ambition universaliste des pays nordiques » (p. 583) autorisa durant des décennies des politiques eugénistes à grande échelle (de 1929 à 1977) [12].
En dépit des débats scientifiques que peut susciter tel ou tel passage, L’attachement social est un ouvrage important qui mérite d’être lu et discuté. S’appuyant sur ses études antérieures plus ciblées [13], Serge Paugam nous livre un vaste traité de sociologie dans lequel il n’hésite pas à se confronter de manière très pédagogique aux théories les plus actuelles de la sociologie contemporaine : la sociologie de l’habitus, la sociologie des réseaux, la sociologie du capital social, etc. L’ouvrage peut également se lire comme le témoignage d’un parcours intellectuel et de recherche dans lequel l’auteur n’hésite pas à mobiliser ses impressions subjectives lors de missions de terrain à Sao Paulo (p. 467, 489), à Córdoba (p. 438), à Buenos Aires (p. 439), ou encore en Finlande (p. 581) etc.
Pour toutes ces raisons, on ne peut qu’en recommander l’étude aux étudiants de sociologie et à leurs professeurs.
par , le 29 mai 2023
François-Xavier Merrien, « Comment s’associe-t-on ? », La Vie des idées , 29 mai 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./Comment-s-associe-t-on
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[1] Sauf erreur de notre part, Serge Paugam ne cite pas ce passage de l’Éducation morale qui renforce et complète sa thèse : « (La moralité) consiste dans l’attachement de l’individu aux groupes sociaux dont il fait partie (…) Mais, comme en fait, l’homme n’est complet que s’il appartient à des sociétés multiples, la moralité elle-même n’est complète que dans la mesure où nous nous sentons solidaires des sociétés diverses dans lesquelles nous sommes engagés (famille, corporation, association politique, patrie, humanité) » (édition de 1963, p 101).
[2] Rapprochement sur lequel il revient page 590 et suivantes.
[3] Bowlby, J. Attachement et perte, vol. 1. L’attachement, Paris, Puf, 1978 ; Attachement et perte, vol. 2. La Séparation. Angoisse et colère, Paris, Puf, 1978 ; Attachement et perte, vol. 3. La Perte. Tristesse et dépression, Paris, Puf, 1984.
[4] Rappelons également que Serge Paugam est le fondateur et le directeur de la collection « Lien social » aux Puf.
[5] Gösta Esping-Andersen, Les trois mondes de l’État providence. Essai sur le capitalisme moderne, traduction révisée et préfacée par François-Xavier Merrien, comprenant un épilogue de Gösta Esping-Andersen : Les trois mondes revus, Puf, 2007 ; cf. également G. Esping-Andersen (ed.), 1996, Welfare States in Transition, National Adaptations in Global Economies, London, Sage (2006).
[6] et d’Afrique mais limitée à l’Afrique du sud, ce qui rend la prise en compte de l’Afrique peu pertinente pour maintes raisons.
[7] Nous nous permettons de renvoyer à notre article : Misère de l’assistance dans La vie des idées, 30 mars 2022
[8] cf Pierre Dubois : Contrôler les assistés. Genèses et usages d’un mot d’ordre. Raisons d’agir, 2021.
[9] On peut reprendre ici la critique que Raymond Aron adresse à Émile Durkheim : « il faut substituer à la notion de société, unité complète et intégrale, la notion de groupes sociaux qui coexistent à l’intérieur de toute société complexe ; (il faut reconnaître) la pluralité des groupes sociaux et le conflit des idées morales ». (Les étapes de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, Tel, 1967, p. 390).
[10] Merrien F.-X. (2013), « Social Protection as Development Policy : A New International Agenda for Action », International Development Policy, 5(1), 69-88.
[11] Matthew L. Layton, Maureen M. Donaghy and Lúcio R. Rennó, Does Welfare Provision Promote Democratic State Legitimacy ? Evidence from Brazil’s Bolsa Família Program, Latin American Politics and Society, Vol. 59, No. 4 (Winter 2017), p. 99-120 ; Corrêa, Diego Sanches, and José Antonio Cheibub. 2016. The Anti-Incumbent Effects of Conditional Cash Transfer Programs. Latin American Politics and Society 58, 1 : 49-71 ; Bohn, Simone R. 2011. Social Policy and Vote in Brazil : Bolsa Família and the Shifts in Lula’s Electoral Base. Latin American Research Review 46, 54-79 ; Hall, Anthony. 2008. Brazil’s Bolsa Família : A Double-Edged Sword ? Development and Change 39, 5 : 799-82.
[12] Au mois d’août 1997, le grand quotidien suédois Dagens Nyheter, révèle qu’entre 1935 et 1976, 63 000 personnes ont été stérilisées en Suède : 9000 stérilisations de personnes handicapées sans leur consentement, 13 à 14 000 stérilisations pour « déficience intellectuelle », et 4 000 femmes pour raison « eugénique » après un avortement ; en Norvège, 44 000 stérilisations furent effectuées entre 1934 et 1977 ; en Finlande près de 58 000 actes ont été effectués entre 1935 et 1970 ; au Danemark également, plusieurs milliers de personnes ont été stérilisées dans le cadre des lois de 1934 et de 1935 (stérilisation volontaire). (cf. Patrick Zylberman, « Eugénique à la scandinave : le débat des historiens », Histoire et sciences sociales, Med Sci (Paris) 2004 ; 20 : 916–925). En dehors des pays nordiques, la Suisse, autre pays proche des pays du régime d’attachement universaliste, a également joué un rôle de pionnier dans la propagation des idées et des politiques eugénistes, « dès le début du XXe siècle et jusqu’aux années 1970, l’eugénisme s’est exprimé en Suisse dans des procédures officielles, des lois cantonales, ainsi que dans certaines mesures concrètes allant de la consultation pour questions sexuelles à la stérilisation » explique la revue Horizons, Le magazine suisse de la recherche scientifique (N° 72, mars 2007).
[13] Serge Paugam, La disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté, Paris, Puf, 1991 ; La société française et ses pauvres. L’expérience du revenu minimum d’insertion (1993) ; Le salarié de la précarité. Les nouvelles formes de l’intégration professionnelle (2000) ; Les formes élémentaires de la pauvreté (2005) ; Le lien social (2018).