Recensé :
Vannina Micheli-Rechtman, La psychanalyse face à ses détracteurs, Paris, Aubier, 2007, 289 p., 21 euros.
La psychanalyse a toujours dû faite face à des critiques plus ou moins virulentes, plus ou moins fondées. Elles viennent essentiellement d’autres discours et pratiques cliniques (psychiatrie, divers courants de la psychologie) et de la philosophie, qui s’attaque à certains aspects du freudisme : son positivisme, son modèle familialiste, la centralité de la sexualité etc. En 2005, avec la publication du Livre noir de la psychanalyse, le débat se focalise surtout sur la violente polémique issue de psychologues comportementaux et d’historiens très critiques de l’œuvre de Freud. L’intérêt de l’ouvrage de Vannina Micheli-Rechtman est de prendre du recul sur cette actualité trop brûlante, et de présenter quelques-unes des grandes critiques philosophiques de la psychanalyse. L’auteur parvient ainsi à situer, bien que trop succinctement, l’originalité de la place de Freud dans les débats épistémologiques du dix-neuvième et du vingtième siècles.
Quoi de neuf depuis Popper ?
En effet, l’introduction permet au lecteur français de se familiariser avec certaines critiques de la psychanalyse issues du monde anglo-saxon, et dont nous ne sommes pas toujours au fait. Quoi de neuf depuis Popper, serait-on tenté de dire ? On connaît bien les arguments de l’auteur de La logique de la découverte scientifique : la psychanalyse offre le modèle d’une pseudo-science, parce que ses énoncés sont non-réfutables. Dans le contexte des années trente, il était évidemment tout sauf anodin de montrer que le marxisme et la psychanalyse n’avaient de science que la prétention. L’argument reposait sur un paradoxe savoureux : ces deux théories sont d’autant moins des sciences qu’elles prouvent le plus… Vannina Micheli-Rechtman rappelle justement l’un des exemples favoris de Popper ainsi que son mode d’argumentation : « Popper prend (…) l’exemple des rêves contraires au désir, ou des cauchemars, et il examine les réponses de Freud à ces contre-exemples, à savoir qu’il peut exister chez un patient le désir de prouver à Freud qu’il a tort, ce qui sert à confirmer sa thèse du rêve-désir. Ce sont là pour Popper à la fois une manière de déroger à la règle scientifique qui veut que l’on se concentre, au sein de la construction d’une théorie scientifique, sur les hypothèses les plus exposées aux démentis empiriques et une façon de produire un sentiment d’invincibilité qui n’est plus, selon lui, de nature épistémologique, mais sociologique » (pp. 22-23). Mais il faudrait voir s’il s’agit uniquement pour Freud d’une affaire de pouvoir sur ses patients, ou si le pouvoir est celui de l’interprétation elle-même dans sa capacité à faire sens. De toute façon, nous ne sommes plus dans le cadre des règles des sciences physiques, Freud n’ayant d’ailleurs jamais prétendu à ce type de rigueur, ne serait-ce qu’à cause de l’absence de mesure exacte de l’énergie psychique.
Mais, nous le disions, l’intérêt de cette introduction est de prolonger la critique classique par les travaux plus récents, et moins connus en France, d’Adolf Grünbaum (né en 1923), qui fut professeur de philosophie des sciences à l’université de Pittsburgh. Auteur notamment de The Foundations of Psychoanalysis : A Philosophical Critique (1984, traduit en 1996, au PUF : Les Fondements de la psychanalyse), il développe contre Popper une critique résolument « physicaliste » de la psychanalyse. Il s’agit pour lui de prendre au sérieux la prétention scientifique de Freud, et de montrer que les principaux concepts freudiens, au premier titre le refoulement, souffrent de défauts théoriques redoutables. De même, la prétendue validité pratique de la théorie est tout aussi faible. Grünbaum s’attaque à la fois aux relectures herméneutiques de Ricœur et d’Habermas, auxquels il reproche de ne pas tenir compte du causalisme physicaliste de Freud, et aux arguments de Popper, qui refusent de s’attaquer à la prétention proprement « physicaliste » du freudisme. Comme le dit justement Vannina Micheli-Rechtman, ce point de vue conduisant à physicaliser la psychanalyse pour mieux la réfuter est du pain bénit pour les partisans des sciences cognitives souhaitant remplacer la psychanalyse par une étude scientifique des mécanismes cérébraux. Plus généralement, cela conduit à s’interroger sur ces critiques qui refusent de prendre en compte la possibilité même d’une épistémologie propre à la psychanalyse. Si Freud lui-même, on l’a dit, n’a jamais prétendu que la psychanalyse appartenait au champ des sciences physiques, son univers de pensée, sa « Weltanschauung » ne pouvait cependant qu’être celle de la science, et non de la philosophie, de l’art ou de la religion.
Psychanalyse et herméneutique : contre Ricœur
Le corps de l’ouvrage est donc consacré à cette fameuse épistémologie propre au freudisme. Vaste sujet, fort intéressant, dont le lecteur attend beaucoup. D’où vient alors notre déception finale ? D’une part, du manque de lien entre les trois grandes approches qui constituent les trois parties de l’ouvrage : le débat avec l’herméneutique, le positivisme et Wittgenstein. La troisième partie est particulièrement arbitraire : pourquoi privilégier la critique wittgensteinienne, aussi intéressante soit-elle ? Mais là n’est sans doute pas l’essentiel : le débat est seulement esquissé, au profit d’une approche essentiellement historique. Dans chaque partie, nous trouvons en effet d’abord un résumé de l’histoire des notions en jeu. La première partie nous présente ainsi une petite histoire de l’herméneutique depuis l’antiquité, qui ne peut naturellement qu’être superficielle compte tenu de la taille de l’ouvrage. Les pages consacrées à Dilthey nous rappellent l’émergence de l’opposition fondamentale dans les sciences humaines entre explication et compréhension. L’originalité de Freud, selon l’auteur, est de tenir à la fois fermement à l’explication (c’est-à-dire au raisonnement causal) tout en puisant dans une théorie de l’interprétation la capacité de la psychanalyse à donner sens aux formations de l’inconscient. Tout cela est connu.
En revanche, Vannini Micheli-Rechtman montre de façon convaincante les limites de l’approche purement herméneutique de Paul Ricœur. Ce dernier ramène en effet l’interprétation psychanalytique à sa propre théorie qui consiste à faire de l’herméneutique un moment de réappropriation réflexive du sens pour un sujet. Très justement, l’auteur insiste sur le fait que Freud a dû trouver des règles d’interprétation pour un matériel qui n’a aucune vocation à être compris. Freud montre ainsi la différence entre le déchiffrage des langues anciennes et les rêves. Les langues sont « destinées à servir de moyen de communication, donc à être comprises d’une façon ou d’une autre. Or, c’est précisément ce caractère qui manque au rêve. Le rêve ne se propose de rien dire à personne et, loin d’être un moyen de communication, il est destiné à rester incompris » (Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot, 1965, p.158, citée p.122). Citation fort intéressante, qui montre bien que Freud ne s’est jamais situé dans la tradition herméneutique diltheyenne, mais qu’il a dû inventer une technique d’interprétation adaptée à un objet qui ne se présente pas seulement masqué, mais dont le masque est en quelque sorte l’essence même. On ne peut donc qu’être d’accord avec l’auteur de l’ouvrage quand elle conclut la partie sur l’herméneutique par ces mots : « Le rêve n’est pas un texte herméneutique en attente d’une méthode de déchiffrage ; c’est un processus inconscient soumis à des lois internes qui préfigurent l’agencement énigmatique qu’il va emprunter. La différence est de taille puisque Ricœur déplace la question des règles sur la seule technique de l’interprétation, quand Freud situe ses règles au cœur même des processus inconscients » (p. 125). Cette observation suggestive devrait engager une réflexion approfondie sur le statut même de l’interprétation freudienne. Car la question n’est pas réglée pour autant. Que le rêve soit destiné à n’être pas compris, cela permet-t-il pour autant de solder ainsi la position de Freud vis-à-vis des « Geisteswissenschaften » ? L’originalité de cette position peut-elle être tout entière contenue dans l’idée tant rebattue depuis Lacan que l’objet de la psychanalyse est le « sujet du symptôme » ? [1]
L’épistémologie du freudisme
Or, c’est finalement la seule réponse qu’obtient le lecteur, à des questions pourtant légitimes. Freud fait subir une étrange torsion au champ bien délimité qui oppose à son époque les sciences de l’esprit aux sciences de la nature, en empruntant le langage causaliste du second pour produire des analyses interprétantes propres au premier. Plutôt que de prendre ce problème à bras-le-corps, l’ouvrage le découpe artificiellement, en consacrant la deuxième partie au débat sur le statut de la science. Nous relisons là ce qui a déjà été écrit, notamment par Paul-Laurent Assoun (cité par l’auteur), sur les sources physicalistes du freudisme [2]. Nous n’apprenons là rien de nouveau, et, à notre étonnement, il n’est pas fait part de ce qui est peut-être la source la plus fondamentale de Freud, au-delà de l’épistémologie d’Ernst Mach : la philosophie de Schopenhauer. Comment comprendre l’étrange capacité de Freud de passer des modèles les plus strictement positivistes aux spéculations les plus métaphysiques sur les grandes pulsions, si l’on oublie le grand maître de la Volonté, dont certains des thèmes se retrouvent presque à l’identique dans le modèle du psychisme freudien : l’inconscient « hors-temps », le moi « surface », la sexualité comme passion des passions, le pessimisme foncier etc. Schopenhauer, est d’ailleurs lui-même un modèle essentiel pour les tenants du « serment physicaliste » de 1845 (Brücke, Helmholtz et Du Bois-Reymond), car il autorise à la fois la plus rigoureuse méthode scientifique applicable au monde superficiel de la « représentation », et laisse la possibilité de spéculer sur les sources profondes, métaphysiques, à condition de bien respecter les limites… Mais, là encore, Vannina Micheli-Rechtman se contente de citer les pages si connues de la 35e Conférence [3] dans lesquelles Freud exprime sa méfiance à l’égard de la religion… Certes, mais encore ? Et ce n’est pas le débat avec Wittgenstein qui nous éclairera davantage, puisque sa conclusion consiste à répéter qu’il faudrait que les détracteurs contemporains de la psychanalyse s’avisent de ce que cette discipline possède sa propre épistémologie, et qu’en tentant de l’évaluer selon les critères de la science, on lui rend apparemment justice, mais pour mieux l’invalider. Là encore, Vannina Micheli-Rechtman a raison de dire que « cette démarche repose sur une confusion entre l’évaluation scientifique d’une discipline (…) et la mise en évidence de l’épistémologie de cette discipline » (p. 271). Le lecteur applaudit des deux mains, mais, au moment où il voudrait enfin voir sérieusement s’entamer l’analyse de cette épistémologie propre, le livre se termine.
On peut faire alors deux hypothèses. Ou bien l’auteur prépare un autre livre. Ou bien, ce qui nous semble malheureusement le plus probable, le lecteur est censé se satisfaire de ce véritable fétiche conceptuel qu’est devenu dans les ouvrages de « défense » de la psychanalyse l’expression « sujet du symptôme ». Il faudrait peut-être consacrer un ouvrage à cet objet étrange qu’est devenue cette formule, dont l’effet magique doit probablement faire taire toute discussion. L’auteur reprend ainsi sans aucune distance la référence lacanienne à Descartes, qui, avec le cogito, inventerait le « sujet de la science », ce sujet dans lequel s’inscrit la démarche freudienne. Selon Lacan, c’est cette inscription « scientiste », si critiquée, qui aurait au contraire permis à Freud de « découvrir » son objet propre, le « symptôme ». Mais, de ce « sujet du symptôme », nous ne saurons rien, sinon qu’il constitue le fondement de cette épistémologie de la psychanalyse, véritable focus imaginarius vers lequel tend tout l’ouvrage, sans nous en livrer, malheureusement, la substance. En conclusion, on peut en effet se demander si c’est faire justice à Freud que de le défendre en brandissant une trouvaille lacanienne, fort habile certes, mais dans laquelle le maître de Vienne ne se serait pas reconnu : trop philosophique à ses yeux, mais au mauvais sens du terme, au sens où, pour lui, il y a dans la conceptualité philosophique un penchant à fuir le réel…