Mettant en valeur les intuitions économiques, l’ouvrage d’Anthony Atkinson couvre la question des inégalités avec une ambition d’exhaustivité. Il développe ensuite un programme (presque) complet de réformes pour les combattre.
Mettant en valeur les intuitions économiques, l’ouvrage d’Anthony Atkinson couvre la question des inégalités avec une ambition d’exhaustivité. Il développe ensuite un programme (presque) complet de réformes pour les combattre.
Anthony Atkinson publie un ouvrage à la fois très complet et très intuitif, qui embrasse la question des inégalités en essayant d’être le plus exhaustif possible. Il constitue une excellente introduction au domaine en même temps qu’un résumé de la connaissance économique sur la question. L’auteur ne se contente pas de réaliser une synthèse accessible de travaux existants mais propose dans un deuxième temps ses solutions pour réduire les inégalités effectives.
Le livre se découpe en trois parties, et la première – un grand état des lieux des connaissances – se suffirait à elle seule. L’auteur parvient à la fois à présenter le nombre très divers des dimensions de la question, à expliquer leur grande complexité, tout en restant clair et pédagogique.
Anthony Atkinson défend d’abord son champ de recherche. Au milieu du grand écho qu’avait soulevé en 2013 le livre de Thomas Piketty, de nombreuses voix s’étaient en effet levées pour dire que les inégalités effectives ne sont pas un problème, et que seule compte l’égalité des chances. Avant cela, le rapport Attali pour la libération de la croissance préconisait que l’enseignement de l’économie dès le primaire devait « montrer que le scandale est dans la pauvreté plus que dans la richesse, dans les injustices plus que dans les inégalités ». Pour Anthony Atkinson, les inégalités comptent, y compris les inégalités des situations effectives.
L’auteur cite sans trop avoir l’air d’y croire les études et les arguments liant les d’inégalités et les questions de cohésion sociale et de criminalité. Il s’interroge surtout sur le caractère réducteur de l’égalité des chances. Devrait-on s’accommoder des différences d’aléas tout au long du parcours ? Abandonner ceux qui décrochent sous prétexte qu’ils avaient les mêmes chances ? Et surtout, lorsqu’on organise une compétition (quand bien même il nous paraîtrait souhaitable d’organiser ainsi la société) devrait-on seulement s’intéresser à l’égale application des règles ou est-il légitime de s’intéresser aussi à la structure des récompenses ? Si les modèles néoclassiques montrent l’efficacité de la situation issue d’une hypothétique concurrence parfaite, ils montrent aussi la multiplicité des situations efficaces et le fait que le résultat concurrentiel n’a aucune raison d’être souhaitable du point de vue de l’équité.
Et quand bien même on ne s’intéresserait qu’à l’égalité des chances, l’auteur rappelle que les inégalités effectives pour une génération ont des conséquences sur l’égalité des chances de la génération suivante. Dans un livre paru en 2015, Our Kids. The American Dream in Crisis, Robert Putnam montre les changements opérés dans la société américaine, notamment en termes de lutte contre les inégalités, et l’impact que cela a sur l’égalité des chances. Des économistes américains avaient étudié en 2014 les différentiels régionaux de mobilité intergénérationnelle et trouvé de nombreux déterminants, dont les institutions luttant contre les inégalités [1]. Pour le cas de la France, il a été montré que des caractéristiques sociales des parents avant la naissance de leurs enfants suffisaient à expliquer près de la moitié des différences de santé de ces derniers à l’âge adulte [2]. De même, l’influence familiale explique plus de la moitié des différences de niveaux d’étude [3] et l’INSEE vient de publier que l’espérance de vie à 30 ans d’un titulaire d’un diplôme supérieur est supérieure de 1,8 années à celle d’un bachelier, de 3,6 ans à celle d’un titulaire de CAP-BEP et de 7,6 ans à celle d’un sans diplôme. En définitive, séparer l’égalité des chances de l’égalité des réalisations paraît bien artificiel puisque la seconde est une condition de la première.
Il ne suffit pas de savoir pourquoi on s’intéresse aux inégalités, il faut être capable de les mesurer. Les choix d’échelle de la mesure (principalement l’individu ou la famille) ou d’unité de mesure (revenu, consommation, patrimoine) ont un impact sur la manière d’interpréter les chiffres : en termes de comparabilité des mesures, de valorisation de l’autonomie, d’inégalités dans la satisfactions des besoins, d’inégalités de confort, de prix d’accès, d’influence. Tout cela dépend aussi de la cause des évolutions : dispersion des salaires, du chômage et de l’inactivité, du partage de la valeur ajoutée entre le travail et le capital, de la concentration du capital, de variations dans les transferts sociaux ou la progressivité de l’impôt.
Anthony Atkinson éclaire également le lecteur sur les différences des mesures elles-mêmes, qui se résument bien souvent à des indices se focalisant sur certaines parties de la distribution des revenus. Il montre comment l’envol des 1 % est fortement corrélé à l’augmentation de la pauvreté, mais aussi comment les inégalités peuvent s’accroitre entre certaines parties de la distribution des revenus et en même temps se réduire entre d’autres parties. Enfin, il présente les mouvements parallèles et les divergences entre les trajectoires d’inégalités entre pays.
Il ne cache pas les lacunes des bases données permettant d’étudier les inégalités, mais il défend la robustesse et l’intérêt des résultats statistiques, citant Zvi Griliches : « Les statistiques économiques disponibles sont notre principale fenêtre donnant sur le comportement économique. Même si la vitre est rayée et le brouillard persistant, nous ne pouvons nous empêcher de regarder à travers pour tenter de comprendre ce qui se passe. » [4]
Cette première partie se clôt par une description historique et internationale des inégalités. Atkinson retrace l’évolution bien connue : les inégalités diminuent de l’après Seconde Guerre mondiale jusqu’au début des années 1980, puis augmentent par la suite (sauf pour la France où elles n’ont commencé à remonter qu’à partir des années 2000). L’auteur cherche alors à mettre en parallèle les légères différences d’évolution entre pays avec les différences socio-politiques entre ces pays et met en lumière divers mécanismes : aussi bien économiques – comme le progrès technologique biaisé en faveur des plus qualifiés – qu’institutionnelles – comme le recul de la représentation syndicale. Si une partie de ce recul est expliquée par sa répression, notamment sous l’ère Thatcher au Royaume-Uni, il montre que la baisse tendancielle du taux de syndicalisation est un phénomène mondial, qui se poursuit. On aurait aimé plus d’explications sur cette baisse et ses implications, bien que le livre ne puisse être exhaustif.
Pour les pays champions de la remontée des inégalités, les États-Unis et le Royaume-Uni, Anthony Atkinson note – sans pour autant négliger l’importance de la concentration des capitaux – que la croissance des inégalités concerne surtout les salaires. On sent toutefois qu’il cherche à ne pas entrer totalement dans le débat sur le patrimoine immobilier, qui nécessiterait à lui seul plusieurs livres. Pourtant, cette question est essentielle, tant une grande part de l’augmentation de la valeur des stocks de patrimoine [5] vient de l’immobilier, et non seulement de son volume mais de son prix. Ceci a de grandes influences sur la mesure et la dynamique des inégalités [6], aussi bien les inégalités de patrimoine que les inégalités de revenus, dès lors que l’on considère les services de son propre logement comme une forme de revenu en nature.
Les deux parties suivantes s’engagent dans la recommandation de réformes (partie 2) et leur défense contre les critiques potentielles (partie 3). Malheureusement, cette séparation en deux parties n’est à pas à l’avantage de l’argumentation car les propositions sont multiples et précises mais les réponses générales. En fait, les réponses apportées ne concernent que deux grandes critiques habituellement adressées aux politiques redistributives de lutte contre les inégalités : 1) la redistribution réduit la taille du gâteau (c’est-à-dire le montant total des revenus d’une société), 2) ces propositions coûtent trop cher.
Commençons par commenter ces deux réponses générales et leur limite. La réponse à la première critique se focalise sur la présentation d’arguments théoriques indiquant que le gâteau ne diminue pas forcément, pas toujours. Trouvant peu convaincants les arguments empiriques, Anthony Atkinson rejette l’idée de présenter des résultats d’analyses quantitatives, de chercher quels types de modifications des allocations de marché ou de redistributions peuvent être favorables à la production globale. Mais il ne suffit pas de dire qu’il existe des effets positifs pour contrer les critiques présentant des effets négatifs, encore faut-il montrer que les effets positifs dominent. L’argumentation peine donc à convaincre pleinement sur ce point. De plus, une réponse potentielle est oubliée, celle qui consiste à dire qu’un gâteau plus petit mieux partagé peut aussi être souhaitable, et ce d’autant que la manière de mesurer le gâteau – le PIB – est loin d’être exempte de tout reproche.
La réponse à la seconde critique, sur le coût des réformes, est donnée à partir du modèle de micro-simulation fiscale Euromod, qui est accessible en ligne et permet aux chercheurs de réaliser des simulations des changements de taxation sur les revenus et comportements des ménages Atkinson montre ainsi qu’une réduction des inégalités par la redistribution n’entraînerait pas de coût supplémentaire. Mais les simulations de l’auteur se fondent sur l’hypothèse que les individus n’adapteraient pas leur comportement suite à la mise en place des réformes fiscales redistributives. Or, les critiques, aussi bien sur la question de la taille du gâteau que sur le côté négatif du coût des réformes, reposent bien sur les impacts de ces réformes sur les comportements des individus et des ménages. Un argument classique contre les mesures redistributives est en effet de dire que les entrepreneurs prendraient moins de risque si leur revenu était plus taxé.
L’auteur est plus convaincant lorsqu’il évoque la possibilité de retirer des dépenses publiques pour financer les nouvelles dépenses en faveur de la redistribution. Effectivement, l’intervention publique actuelle comprend de nombreux dispositifs inefficaces voire contreproductifs et producteurs d’inégalités. La littérature croissante sur l’État providence pour les riches examine ces questions, comme par exemple le récent livre de Christopher Faricy ou les travaux que nous menons actuellement avec Bruno Palier et Michael Zemmour [7] sur la stratégie française de politique de l’emploi par la baisse des coûts du travail.
Pour revenir aux propositions, elles comprennent des points qui peuvent paraître peu novateurs vus de France, comme le relèvement ou le maintien d’un salaire minimum à des niveaux élevés ou la création d’un produit d’épargne liquide à taux réduit ressemblant fortement à notre livret A. Hormis ces propositions, la plupart concerne le système d’impôts et transferts. Du point de vue des transferts de revenus, il est proposé de renforcer l’impôt sur le revenu, de le faire commencer dès les plus bas niveaux et de le rendre plus progressif. Du point de vue des allocations, outre l’augmentation des allocations retraite et chômage, l’auteur propose de réfléchir à l’introduction d’un revenu de base, une allocation versée à tous sans condition.
Toutefois, devant son coût très élevé, il propose de commencer par les enfants. Un tel revenu de base pour les enfants, versé aux parents, consisterait en une importante allocation familiale par enfant au montant indépendant du revenu ou du nombre de frères et sœurs. Il propose d’en fixer le montant au niveau du seuil de pauvreté, c’est à dire 0,3 fois 60% du revenu médian, ce qui correspondrait à un peu plus de 300 € mensuels en France [8]. Encore une fois, le changement ne serait pas extrême en France puisqu’une étude récente a montré que l’ensemble des prestations familiales françaises – en additionnant les allocations directes et les dispositifs sociaux-fiscaux - étaient très peu dépendant du niveau de revenu des parents (bien que bien plus dépendant de la composition familiale). Les couples avec au moins trois enfants et les familles monoparentales bénéficient de montants similaires par enfant quel que soit leur revenu. Toutefois, les couples avec un ou deux enfants ne bénéficient actuellement que d’environ la moitié de cette somme.
Concernant le capital, il propose une fiscalité progressive sur les successions et transmissions consolidée sur l’ensemble de la vie : le taux d’imposition sur un héritage dépendant des sommes héritées précédemment. Cela permettrait de taxer de la même manière deux personnes héritant des mêmes sommes, l’une en une fois et l’autre à travers plusieurs héritages plus petits. De manière plus originale, il propose une allocation en capital, sous la forme d’une dotation au passage à l’âge adulte. Cette proposition s’inscrit fondamentalement dans une philosophie de libre-choix et d’égalité des chances. Si elle est louable, elle est clairement très coûteuse et son risque principal est qu’elle remplacerait au lieu d’accompagner les mesures s’attaquant aux inégalités effectives. Or, arrivé à l’âge adulte, il risque d’exister une forte inégalité de capacité à réellement profiter de cette dotation.
De ce point de vue d’ailleurs, on peut reprocher à l’ensemble des propositions de se focaliser sur les transferts au détriment des autres formes d’intervention publique, alors que l’auteur note que même une réforme fiscale plus drastique que celle qu’il propose serait insuffisante ne serait-ce qu’à ramener le GINI britannique (mesure d’indice des inégalités de revenu) à son niveau de 1960. Une proposition très générale avance que la politique de régulation de la concurrence doit s’intéresser aussi aux questions distributives, mais sans préciser vers quel but ni avec quels moyens.
Pour ce qui est des investissements publics directs – ou du financement public direct de services qui pourraient être rendus par des entreprises ou associations dans le cadre d’un contrat de mission explicite – Anthony Atkinson cite un rapport sur l’investissement social sans rien en dire lui-même, hormis que c’est primordial. Pourtant, il avance également une proposition d’emploi garanti, forçant l’État à fournir un emploi public à tous les chômeurs (y compris des compléments publics d’emplois aux temps partiels subis). On peine à voir la cohérence entre cette proposition qui semble impliquer la création immédiate de nombreux emplois publics avec celle un peu plus loin de ne créer que petit à petit des emplois publics qui ne soient pas des petits boulots et remplissent de réelles missions d’intérêt public.
Ce livre fournit donc un excellent point d’entrée dans les questionnements économiques sur les inégalités, autant qu’un bon moyen de faire le point pour les lecteurs déjà familiers de cette littérature. La première partie livre un panorama essentiel sur l’évolution des inégalités et les difficultés pour les comprendre et les mesurer. Les deux parties suivantes permettent d’engager la réflexion sur les politiques à mettre en place. Indéniablement stimulantes, elles comportent toutefois des limites – concernant autant les réponses aux critiques que la mise en place des réformes – et invitent donc à poursuivre la réflexion pour les faire passer de grands principes à des réformes pratiques et applicables, dont on anticipe précisément les impacts en termes de modification des comportements des ménages.
par , le 28 mars 2016
Clément Carbonnier, « Comment agir contre les inégalités ? », La Vie des idées , 28 mars 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./Comment-agir-contre-les-inegalites
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[1] Chetty R., Hendren N., Kline P., Saez E., « Where is the land of Opportunity ? The Geography of Intergenerational Mobility in the United States ». The Quarterly Journal of Economics 2014 Nov 1 ;129(4):1553-623.
[2] Jusot F., Tubeuf S., Trannoy A., « Les différences d’état de santé en France : inégalités des chances ou reflet des comportements à risques ? », Économie et statistique. 2012 (455-456):37-51.
[3] Boutchenik B., Coron C., Grobon S., Goffette C., Vallet L.A. Quantifier l’influence totale de la famille d’origine sur le devenir scolaire et professionnel des individus. Économie et statistique. 2015(477):5-23.
[4] Griliches, Zvi. « Economic data issues », Handbook of econometrics 3 (1986) : 1465-1514.
[5] Mesurée en proportion du revenu national par Thomas Piketty et Gabriel Zucman.
[6] Voir notamment la recension de Guillaume Allègre et Xavier Timbeau ou mon article sur le sujet : Carbonnier, C., 2015. L’impact des prix de l’immobilier sur les inégalités et leur mesure. Revue économique, 66(6), p. 1029-1044.
[7] Faricy Christopher, Welfare for the Wealthy : Parties, Social Spending, and Inequality in the United States. Cambridge University Press ; 2015.
[8] Le seuil de pauvreté est estimé à 60 % du revenu médian et le coefficient de 0,3 correspond, dans l’échelle d’équivalence standard, au coût supplémentaire pour un ménage de comporter un enfant de moins de 14 ans supplémentaire.