On peut difficilement se passer du concept d’exploitation pour décrire les nombreuses formes d’injustice engendrées par le capitalisme. Marx reste donc encore très contemporain.
L’exploitation en question
À propos de : Emmanuel Renault, Abolir l’exploitation, La Découverte
On peut difficilement se passer du concept d’exploitation pour décrire les nombreuses formes d’injustice engendrées par le capitalisme. Marx reste donc encore très contemporain.
Si le titre du livre d’Emmanuel Renault suggère un programme d’action pour en finir avec l’exploitation, il a en réalité pour objectif de réfléchir au concept, de redéfinir ses contours afin de lui donner un sens alternatif à celui qu’il a porté dans la tradition dans laquelle il s’inscrit : l’auteur le conçoit d’emblée dans une dimension normative en se demandant s’« il permet mieux que d’autres de rendre compte et de critiquer certaines expériences de l’injustice et de la domination » (p. 5). Il donne ainsi à son ouvrage un triple objectif : réhabiliter l’utilité politique du concept d’exploitation, le repenser au regard des théorisations récentes et présenter son lien avec les logiques d’injustice et de domination. Il défend « une approche intersectionnelle » (p. 287), et pour cela il pense nécessaire de remettre en cause « le monopole de l’usage théorique du concept d’exploitation [auquel] [l]e marxisme a longtemps prétendu [et de préciser] que la critique du capitalisme peut se fonder sur d’autres principes que ceux d’une théorie de l’exploitation » (idem) [1].
Le livre se présente en trois parties. La première porte sur les débats qui ont entouré la question de l’exploitation, avec un accent porté sur son intérêt et sur les critiques qui lui ont été adressées. La deuxième porte sur l’histoire et les usages du concept, à la fois sur sa genèse et sur son appropriation par Marx, et sur la manière dont les approches féministes l’enrichissent avantageusement. La troisième présente les enjeux normatifs que l’auteur attribue au concept, en termes de domination et d’injustice. Un accent est porté sur l’expérience vécue par celles et ceux qui subissent l’exploitation, autorisant ainsi un va-et-vient entre considérations empiriques et théoriques.
Une des singularités de ce concept est, quand il a pour objet des hommes et non des ressources, de ne pas pouvoir être positif ni même neutre – il est moralement inconcevable de se défendre d’être un exploiteur ou de se réjouir d’être exploité et, de même que ne pas évoquer l’exploitation est une forme de légitimation des situations d’exploitation, « faire usage du concept d’exploitation revient toujours à fixer l’horizon de [son] abolition » (p. 20). Aussi l’ouvrage s’inscrit dans une perspective intersectionnelle, qui consiste à « critiquer l’exploitation dans la pluralité, l’imbrication et la cumulativité de ses formes » (p. 303) dans la mesure où « le caractère exploitatif du capitalisme a toujours été à la fois classiste, sexiste et raciste » (p. 305). Cela revient à élargir l’objet de l’exploitation au-delà du travail, notamment en complétant la critique sociale du capitalisme, celle de Marx, par des critiques féministes, antiracistes et écologiques. Non seulement l’exploitation patriarcale assure la reproduction de la force de travail, mais encore l’exploitation capitaliste est surdéterminée par des rapports sociaux de sexe et de race. Il conçoit ainsi que l’exploitation ne repose pas sur un déterminant unique, mais sur trois critères : un bien-être inversement proportionnel entre exploiteurs et exploités, l’exclusion des exploités de l’accès à certaines ressources productives et l’appropriation par les exploiteurs de l’effort de travail des exploités. Il s’agit de transformer, voire d’enrichir, la notion d’exploitation, afin d’étendre le concept de travail en tenant compte de ses mutations contemporaines avec notamment le « travail du consommateur » et le « travail digital » (p. 63).
L’auteur s’intéresse ainsi à la genèse historique du concept, qu’il attribue au mouvement ouvrier tel qu’il s’incarnait dans les premiers travaux socialistes, en particulier ceux des saint-simoniens [2] et des néo-babouvistes [3]. Cela le conduit naturellement à se pencher sur ce qu’il considère comme la « problématique classique de l’exploitation » (p. 84), qu’il prête à Marx, chez qui il parcourt, sur deux chapitres, la genèse et le développement du concept d’exploitation, d’abord dans L’Idéologie allemande (1845), et surtout dans le Manifeste du parti communiste (1848), dans lequel il l’inscrit dans la dynamique du mouvement ouvrier en vue d’établir un diagnostic historique qui structure une théorie de l’histoire – le matérialisme historique – qui conçoit les phases historiques comme une succession de formes d’exploitation.
C’est dans un chapitre consacré à l’exploitation capitaliste qu’il étudie ses formes spécifiques, notamment le fait que l’exploitation n’est pas visible, et que pour Marx une théorie est nécessaire pour la dévoiler (la théorie de la valeur travail) : l’exploitation correspond ainsi à l’extraction d’un surtravail et donc d’une survaleur, dont la production est l’objectif de la classe capitaliste en vue de l’accumuler sous forme de capital. C’est dans le chapitre qui porte sur les approches féministes qu’E. Renault envisage d’intégrer les rapports domestiques à la théorie de l’exploitation, c’est-à-dire compléter l’exploitation liée aux rapports de production avec celle qui s’inscrit dans des rapports de reproduction.
L’auteur inscrit dans la dernière partie du livre l’exploitation dans une logique normative (fondée sur l’expérience, à la fois en termes d’injustice et de domination). L’exploitation est ainsi envisagée comme un concept de domination, en complément d’une approche structurelle, qui repose sur une analyse des fondements du capitalisme, à savoir la propriété privée des moyens de production : « La dépossession des moyens de production […] ne définit qu’une inégalité structurelle et on voit mal pourquoi les inégalités structurelles devraient être désignées comme des dominations » (p. 214-215). La domination peut prendre plusieurs formes : l’oppression se traduisant par un obstacle au développement de soi, l’asservissement comme dépendance à l’égard d’autrui, la subordination comme absence d’autonomie et l’infériorisation comme dévalorisation des compétences. L’exploitation est également comprise comme une injustice, sous trois dimensions : distributive (absence d’équité en termes de ressources productives et de richesse), contributive (viol du droit des ouvriers au produit de leur travail) et compensatoire (insuffisante compensation des efforts).
Bien que la figure [4] de Marx, dont l’auteur est un des plus fins connaisseurs [5], soit omniprésente dans le livre, il prend toutefois ses distances, notamment lorsqu’il présente comme une difficulté que « [c]hez Marx le critère de l’exploitation capitaliste [soit] fourni par la théorie de la valeur travail » (p. 42-43), pour quatre raisons :
« 1) elle permet difficilement de rendre compte de la formation des prix […], 2) elle permet plus difficilement encore d’analyser les différences de salaire ([…] entre travail simple et travail complexe […]), 3) on ne voit pas comment mesurer la quantité de travail créatrice de valeur ([…]le temps de travail intellectuel est difficilement mesurable), 4) […] il est impossible de déduire des grandeurs monétaires (des prix) de grandeurs non monétaires (des quantités de travail) » (p. 43).
Chacun de ces éléments nous paraît problématique. Le premier et le quatrième renvoient au « problème de la transformation » des valeurs en prix [6], qui a surtout été une offensive théorique du courant néoclassique [7] visant à discréditer la théorie de Marx, et nous partageons le point de vue, notamment d’Andrew Kliman et de Ted McGlone [8], pour qui précisément ce n’est pas un problème, notamment au sens où il transforme des enjeux théoriques et politiques en une question strictement technique, dans la mesure où des outils mathématiques sont utilisés pour régler des questions d’ordre social.
La deuxième et la troisième sont également techniques, et il nous semble que c’est sur ce terrain [9], et non dans les champs réflexif et philosophique, que l’auteur cherche à discréditer la théorie [10]. Nous estimons que les difficultés à mesurer la différence entre la valeur produite par un travail simple et celle produite par un travail complexe – la seconde est une puissance de la première – et entre un travail manuel et un travail intellectuel ne sont pas des raisons pour déconsidérer la pertinence de ces différences. Reste qu’il en tire la conclusion qu’« [i]l semble légitime de renoncer à fonder sur [la théorie de la valeur de Marx] l’analyse de l’exploitation capitaliste » (p. 166).
Ne pas renoncer à une théorie l’exploitation tout en renonçant à la théorie de la valeur travail [11] implique de concevoir des critères alternatifs : l’auteur opte pour l’injustice et la domination, largement inspiré par les auteurs du marxisme analytique (surtout Roemer [12] mais aussi Cohen et Wright). C’est ainsi qu’en substituant des fondements normatifs à des fondements structurels pour la théorie de l’exploitation, l’auteur parvient à une conclusion proche de celle de John Roemer selon qui « il n’est pas évident de trouver des différences entre les marxistes analytiques et des philosophes non marxistes tels que Dworkin, Rawls et Sen » [13]. Aussi, une des implications que tire l’auteur de l’abandon de la théorie de la valeur travail est notamment que « le travail n’est pas le seul facteur de production, et […] les propriétaires des autres facteurs de production [notamment le capital] ont le droit d’exiger une rémunération » (p. 270), et de même que le capital a droit à une partie de la richesse créée au même titre que le travail, les salariés n’appartiennent pas tous à la même classe sociale, puisque « c’est parce qu’ils subissent des rapports d’exploitation que les salariés les moins payés travaillent pour les salariés les mieux payés et les propriétaires de capitaux » (p. 213).
C’est peut-être ainsi que nous pouvons comprendre « les alliances larges » desquelles « ce concept est porteur » (p. 12), et une des conclusions de l’ouvrage tient à ce que la transformation qu’il propose de la théorie de l’exploitation fragilise la frontière de classe entre exploiteurs et exploités : le capital, parce qu’il contribue à la production, est potentiellement exploité, et une partie des salariés sont potentiellement exploiteurs. En brouillant les frontières de classe, cette position fragilise la contribution de Marx selon laquelle le capitalisme se fonde sur l’exploitation des travailleurs par les capitalistes.
Reste que la lecture de l’ouvrage d’Emmanuel Renault est particulièrement stimulante pour tous ceux qui s’intéressent aux problématiques liées à la question des rapports de force, des inégalités en vue des tracer les contours de perspectives émancipatoires.
par , le 2 avril
Fabien Tarrit, « Capitalisme et injustice », La Vie des idées , 2 avril 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./Capitalisme-et-injustice
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[1] Il regroupe les raisons de critiquer le capitalisme, qu’il emprunte à Erik Olin Wright qui, dans Utopies réelles, La Découverte, 2017 [2010], en compte treize, en quatre champs : exploitation, environnement, reproduction sociale et démocratie.
[2] Notons au passage que l’Exposition de la doctrine de Saint-Simon est parue en 1829 et 1830 et non un siècle plus tard, comme l’indique l’ouvrage (p. 87), de même que la « diffusion de cette thématique dans le mouvement ouvrier » (Idem) se déroulait dans les années 1830-1840.
[3] Il s’agit de révolutionnaires, dans les années 1830-1840, partisans de la pensée communiste de Gracchus Babeuf.
[4] ou peut-être le spectre…
[5] Voir notamment Marx et la philosophie, Puf, 2014 ; Marx and Critical Theory, Brill, 2018.
[6] Les débats sur la question de la transformation de la valeur en prix, d’abord formulée par David Ricardo, interrogent la pertinence de la théorie de la valeur travail comme outil pour la détermination des prix.
[7] La théorie néoclassique fait partie des références de l’auteur, pour qui « l’économie néoclassique a montré qu’un raisonnement en termes d’utilité marginale permet de rendre [les marchandises] commensurables » (p. 162).
[8] Andrew Kliman et Ted McGlone « The transformation non-problem and the non-transformation problem », Capital & Class, 12.2, été 1988 : 56-83.
[9] « Cette théorie [de la valeur] est contestable [principalement] pour deux raisons que nous nous contenterons d’évoquer pour ne pas perdre le lecteur dans des discussions trop techniques » (p. 161-162).
[10] Il ne nie pourtant pas son aspect heuristique : « la force critique du concept d’exploitation tient à la mise à jour du fait que l’appropriation du travail d’autrui définit une polarité sociale structurante et politiquement décisives entre classes exploitées et classes bénéficiant de l’exploitation » (p. 47).
[11] Cela fit récemment l’objet d’un numéro spécial des Cahiers d’économie politique. Voir notamment Fabrice Tricou et Antoine Rebeyrol « il est possible de déconnecter exploitation capitaliste et théorie de la valeur » (« Économie et philosophie de l’exploitation : introduction », Cahiers d’économie Politique 2018, 75.2 : 7).
[12] Voir John Roemer (1982) A General Theory of Exploitation and Class, Cambridge University Press. Pour une critique, voir Fabien Tarrit (2020), « Marxisme et théorie néoclassique. La reconstruction incertaine de John Roemer », Cahiers d’économie politique, 78.2 : 27-53.
[13] John Roemer (1985) « ‘Rational Choice’ Marxism : Some Issues of Method and Substance », Economic and Political Weekly, 20.34 : 1441.