Recensé : Matthias Schmelzer, The Hegemony of Growth. The OECD and the Making Of the Economic Growth Paradigm, Cambridge, Cambridge University Press, 2016, 396 p. 92, 91 €.
La crise économique que nous vivons depuis 2008 a ouvert un questionnement bienvenu, plus dans le milieu académique que politique, sur les concepts fondamentaux qui façonnent notre vision de l’économie et qui dictent les politiques économiques et sociales actuelles. Parmi eux, celui de croissance est le plus important. Aujourd’hui encore, tout le monde a les yeux rivés sur l’évolution des taux de croissance des économies nationales tandis qu’hommes et femmes politiques ajustent leurs décisions en fonction des prévisions faites sur ces derniers.
L’ouvrage de l’historien Matthias Schmelzer, issu d’une thèse de doctorat, arrive donc à point nommé pour éclairer nombre d’interrogations nées notamment dans les milieux écologistes des années 1970 sur ce qui peut parfois apparaître comme une obsession des décideurs politiques pour la croissance, érigée en totem des sociétés dites développées, en dépit de ses conséquences parfois néfastes pour l’environnement et la société.
La croissance : une obsession partagée
L’ouvrage de Matthias Schmelzer retrace l’élaboration du « paradigme de la croissance économique » par les économistes, les diplomates et les hauts fonctionnaires de l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE) de la fin de la Seconde Guerre mondiale et tout au long de la Guerre froide.
Matthias Schmelzer distingue quatre phases d’installation de ce paradigme de la croissance au sein de l’OCDE, qu’il définit, en s’inspirant notamment de Thomas Kuhn, comme « un ensemble spécifique de discours sociétaux, politiques et académiques, de théories et de normes statistiques qui affirment et justifient l’idée que la croissance du PIB est désirable, nécessaire et sans limite » (p. 12) : 1948-1960 (l’élaboration du paradigme), 1961-1968 (la mise en œuvre du paradigme), 1969-1973 (la discussion du paradigme), 1974-1980 (la refonte du paradigme). Si le plan chronologique présente parfois l’inconvénient de masquer certaines régularités dans le mécanisme d’imposition de ce paradigme, il présente l’avantage d’en situer précisément la naissance dans un contexte de reconstruction post Seconde Guerre mondiale et surtout d’affrontement entre les États-Unis (qui deviennent membres de l’OCDE en 1961 mais ont déjà une forte influence au sein de l’Organisation européenne de coopération économique [OECE] créée en 1948 pour administrer le Plan Marshall) et l’Union soviétique. Si l’URSS n’est pas au cœur de l’ouvrage – qui se focalise avant tout sur les États membres de l’OCDE –, la compétition Est/Ouest constitue l’un des éléments clés sinon de l’émergence, du moins du renforcement de la course à la croissance entretenue aussi bien par les États du bloc de l’Ouest (notamment les États-Unis, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Canada, l’Italie, le Royaume-Uni, la France, la République fédérale d’Allemagne puis le Japon), que ceux du bloc de l’Est. Cette alliance paradoxale entre capitalisme et communisme explique en grande partie le maintien du paradigme de la croissance sur la période étudiée. La seule différence notable entre les deux systèmes réside dans la manière de mesurer la croissance.
Alors que les pays de l’OECE s’accordent au tout début des années 1950 pour faire du produit intérieur brut (PIB) l’indicateur global et potentiellement universel de mesure de la croissance (en dépit des réserves exprimées par des grands économistes de l’époque comme Friedrich Hayek et Robert Solow), l’URSS se fonde sur un autre système qui ne comptabilise que la production matérielle (laissant notamment de côté les services). Comme le souligne judicieusement l’auteur : « […] la supériorité du capitalisme et du communisme était évaluée en fonction de la quantité de biens de consommation que chaque système pouvait produire » (p. 163). Si la croyance en la croissance comme indicateur de bonne santé économique naît donc dans le contexte occidental des années 1950 (bien qu’elle s’inscrive dans une filiation qui remonte aux XVIIIe et XIXe siècles avec Adam Smith et John Stuart Mill notamment), elle s’universalise rapidement.
Le récit de cette première période, au cours de laquelle sont établis les concepts (croissance, productivité, compétitivité) et les instruments de mesure encore utilisés aujourd’hui (le PIB notamment), décrit avec force arguments et citations issues des archives de l’OECE/OCDE (comptes rendus de réunions notamment) le caractère socialement et politiquement construit de la croissance comme donnée économique fondamentale. Sans verser dans une analyse purement fonctionnelle de la mesure de la croissance, l’auteur montre néanmoins bien qu’elle répond à un besoin des économies européennes de rattraper l’économie américaine, de se positionner par rapport à l’URSS, de produire un tableau homogène et comparable des économies (p. 85) en vue d’une coordination des politiques des pays industrialisés (à une époque où les statistiques nationales sur la production étaient fragmentés et pas systématiquement recensés)… mais aussi de permettre de déterminer le montant des contributions financières des États membres au budget de l’OECE/OCDE. En outre, et en dépit des mises en garde des statisticiens de l’époque, la mesure du PIB va rapidement équivaloir, pour les décideurs politiques, à la mesure du bien-être social (« welfare »). La croissance économique va donc rapidement apparaître comme un formidable outil d’apaisement des conflits sociaux et d’instrument de consensus politique (p. 121) : cette « économicisation » du social va donc de pair avec une dépolitisation de l’économie, tant les statisticiens comme les décideurs insistent sur le caractère technique et apolitique des instruments de mesure pour légitimer ces derniers.
Comme prisonnière de ses choix initiaux (ce que l’on a coutume d’appeler en science politique la « dépendance au sentier » ou « path-dependence »), l’histoire de l’OECE puis de l’OCDE semble se résumer à une perpétuation toujours plus sophistiquée (allant jusqu’à recommander d’accélérer l’obsolescence de certains produits pour augmenter la consommation des ménages) de ce « mythe » de la croissance dont les vertus s’étendent bien au-delà de la période de prospérité économique des années 1950-1960 puisqu’elles contribuent également à forger un sentiment d’appartenance à une même « communauté » (l’auteur va même jusqu’à mobiliser le concept de « communauté imaginée » cher à l’historien Benedict Anderson) : celles des pays industrialisés et développés de l’Ouest.
L’OCDE et le rôle clé de l’expertise économique
Si un premier chapitre (dont on aurait pu souhaiter qu’il fût davantage articulé au reste de l’ouvrage), présente efficacement l’OECE puis l’OCDE, l’ouvrage de Matthias Schmelzer traite moins du fonctionnement de l’institution en tant que telle qu’il ne met l’accent sur les acteurs qui vont s’avérer décisifs pour faire émerger et surtout maintenir la suprématie du paradigme de la croissance. Il s’agit en premier lieu d’ « experts » (quasi-exclusivement économistes) qui interviennent soit à titre ponctuel dans les délégations des États membres, soit de manière durable en accédant au statut de fonctionnaires de l’organisation. Fait notable, si ces experts partagent des traits communs (économistes de renom, masculins et occidentaux) il ne forment pas toujours un groupe homogène du point de vue de leur école de pensée et de leurs préconisations économiques : au cours de l’histoire relativement longue de l’OECE/OCDE relatée par Matthias Schmelzer, ont notamment été consultés des économistes aussi divers que John Maynard Keynes, Robert Triffin, James Tobin et Robert Solow. Il s’agit aussi du groupe des statisticiens employés par l’organisation, véritable cheville ouvrière de l’universalisation du paradigme de la croissance en tirant profit de ce que Matthias Schmelzer appelle, en s’appuyant ici sur les travaux d’Alain Desrosières [1], le « pouvoir persuasif des statistiques économiques » (p.113) en raison de leur caractère non seulement chiffré mais a priori dénué de jugements de valeurs et surtout permettant une comparaison (voire un classement) quasi-immédiate des économies nationales.
Tirant parti d’une institution au sein de laquelle la prise de décision n’est pas concentré dans un seul organe comme dans la plupart des organisations internationales mais se caractérise au contraire par son caractère relativement « fluide » (p. 56), ces économistes tirent leur influence de leur présence dans certains groupes de travail stratégiques à un moment donné. Toutefois, si les individus comptent, Matthias Schmelzer montre également bien que par l’intermédiaire de ces experts, ce sont les intérêts des États-Unis – qui utilisent l’OCDE à des fins d’assertion de leur domination face à l’URSS, notamment à partir des années 1960 – qui tendront à dominer les débats.
L’auteur insiste également sur le poids du Secrétaire Général de l’institution : le Français Marjolin du temps de l’OECE puis du Danois Kristensen (1960-1969) et du Néerlandais van Lennep (1969-1984) : qui ne partagent pas tous la même conception du rôle de l’OCDE. Alors que Kristensen, qui n’hésite pas à affirmer des positions dissidentes face aux États-Unis, est partisan d’une OCDE relativement indépendante des États et qui jouerait le rôle d’un think tank économique (ce à quoi les États se montrent réticents), son successeur van Lennep souhaite quant à lui orienter davantage l’OCDE dans le sens d’une organisation opérationnelle et de « policy making » chargée de soutenir et de coordonner les politiques économiques. À la fois « forum » permettant aux protagonistes des politiques économiques de se rencontrer, l’OCDE est également un acteur en propre, en ce sens qu’elle est capable d’édicter des normes et notamment des objectifs de croissance et d’orienter les politiques.
Cependant, c’est peut-être sur les aspects plus directement liés à l’OCDE que le lecteur aurait aimé en savoir davantage, comme le fonctionnement du processus décisionnel et surtout le rôle (voire l’absence de rôle) de deux acteurs qui ne sont pas évoqués dans l’ouvrage : TUAC (Trade Union Advisory Committee) et BIAC (Business Industry Advisory Committee) au sein desquels sont représentés les organisations syndicales et patronales des pays membres de l’OCDE et dont on peut imaginer qu’ils ont dû suivre de près les débats relatifs aux objectifs de croissance et aux politiques monétaires.
Un paradigme résilient
Hégémonique, le paradigme de la croissance n’en reste pas moins critiqué. Si le choix du plan chronologique a tendance à faire des années 1970 [2] la décennie des contestations formulées à l’égard du PIB et des apories consistant à assimiler croissance et progrès, l’auteur pointe régulièrement du doigt les critiques émises dès les années 1950 sur l’absence de prise en compte du travail domestique, sur la priorité mise sur la productivité comme moyen pour l’Europe de rattraper les États-Unis ou encore sur l’adoption en 1961, sur proposition des États-Unis, d’un objectif de hausse des PIB combinés à hauteur de 50% (cet objectif a d’ailleurs été atteint). Néanmoins, le caractère « hégémonique » du paradigme de la croissance est précisément démontré par sa capacité à intégrer régulièrement les critiques qui lui sont adressées, la plus virulente provenant du Club de Rome et du rapport Halte à la croissance ? (The Limits to Growth) publié en 1972, dénonçant les conséquences négatives de la croissance en matière écologique et sociale.
Matthias Schmelzer montre que chacune de ces critiques est prise en compte par l’organisation, par l’entremise de véritables « passeurs » entre l’OCDE, la société civile et le champ scientifique (à l’instar d’Alexander King très influent auprès du Secrétaire Général Kristensen), sans pour autant qu’elle change radicalement de cap directeur. On assiste alors à une innovation conceptuelle sans précédent, la plus radicale étant celle du capital humain dans les années 1960 qui fait de l’éducation un facteur essentiel de croissance et permet à l’OCDE d’élargir son mandat sur les questions éducatives (dont la fameuse enquête PISA [3] est aujourd’hui l’un des résultats). D’autres concepts : croissance « qualitative », développement « social », qui sont au fondement d’une batterie d’indicateurs sophistiqués et détaillés dont est issu l’indicateur du « vivre mieux » (Better Life Index). L’ouvrage de Matthias Schmelzer rencontre ici les travaux des économistes sur les « nouveaux » indicateurs de richesse [4], en montrant qu’ils ne produisent pas d’inflexion majeure du paradigme de la croissance mais contribuent plutôt à le renforcer puisqu’il s’agit de convertir en gains économiques des considérations éthiques et sociales (p. 204). Par ailleurs, il montre également que tous les débats visant à s’émanciper sur seul PIB comme indicateur de mesure du progrès se heurtent à des débats en apparence insurmontables dès lors que ces nouveaux indicateurs sont perçus comme « normatifs » car suggérant une définition universelle du bien-être indépendamment des cultures nationales. En fin de compte, et encore jusqu’aujourd’hui selon l’auteur (l’hypothèse de la continuité sur ces vingt dernières années étant davantage affirmé que démontré) c’est à une croissance sans limite reposant sur la croyance dans le dogme des « 3P » : puissance, progrès, prospérité, qu’appellent les pays de l’OCDE.
Au terme d’une lecture exigeante mais riche, on peut se réjouir qu’un historien se soit saisi d’une question qui jusqu’ici apparaissait comme la chasse-gardée des économistes [5]. En dépit des efforts de nombre d’entre eux pour rendre ces enjeux accessibles au grand public, la technicité, à laquelle s’ajoute une tendance « croissante » à la mathématisation des débats sur le sujet, a pu en effet décourager certains, y compris parmi les universitaires, d’intervenir dans les débats économiques.
À cet égard, le choix de l’OCDE comme « terrain » pour étudier la genèse et l’avènement du paradigme de la croissance est doublement judicieux : outre un rappel du rôle décisif joué par certaines organisations internationales dans le façonnement de nos schémas de pensée et nos horizons d’attentes, l’accent mis sur l’OCDE permet de démontrer que les phénomènes économiques, loin d’être naturels, s’insèrent dans des rapports de force politiques et diplomatiques. Il demeure que cette focale empêche parfois de saisir le rôle qu’ont pu jouer les politiques nationales et les interdépendances entre le global et le local en donnant parfois l’impression que l’OCDE « surplombe » les États.
Enfin, si l’on regrette que le pari fait par l’auteur d’étudier le poids des facteurs culturels ne soit que partiellement tenu (en définitive, on en sait peu sur le milieu politique et social, les convictions et les représentations des groupes qui façonnent ce paradigme de la croissance), Matthias Schmelzer renoue ici résolument avec une lecture politique de l’économie dont on peut espérer qu’elle sera prolongée par des travaux similaires sur la période actuelle.