Recensé : Franco Moretti, Distant Reading, Verso, Londres –New York, 2013. 244 p.
Franco Moretti est un professeur de littérature comparée, passé par Columbia et aujourd’hui à la tête du Stanford literary Lab. Il est l’un des théoriciens littéraires italiens les plus connus aujourd’hui. Dans Distant Reading, un recueil qui a reçu en 2013 le National Book Critics Circle Award, il met tout son sens de la provocation au service d’une révolution méthodologique des études littéraires. Montrant la vigueur de son style théorique, il pose des questions dont le littéraire pourrait difficilement faire l’économie.
Distant reading rassemble dix des articles les plus fameux et les plus abrasifs que Moretti ait écrits depuis une vingtaine d’années – notamment dans les colonnes de la New Left Review. Chacun se trouve introduit par une courte notice de la main de l’auteur, contribuant à chaque fois à une mise en perspective réflexive tout à fait utile. Les pièces de ce recueil questionnent les présupposés géographiques et cartographiques de nos histoires littéraires, s’inscrivent dans une controverse vivifiante sur la « littérature mondiale » et visent, enfin, à fonder une approche quantitative de la littérature. Le tout oscille sans solution de continuité entre une forme de darwinisme littéraire et une approche marxiste, dans un souci permanent de réconcilier histoire littéraire et théorie littéraire.
Certains de ces articles sont relativement connus des comparatistes et des amateurs de théorie littéraire, à l’instar de « Conjecture on World Literature » et de « More Conjectures ». Mais cette mise en recueil est l’occasion de montrer la cohérence de ses réflexions épistémologiques et de soulever, derrière une relative diversité, quelques questions profondes, qui n’ont rien perdu de leur actualité [1].
Un iconoclasme théorique
Pour comprendre les thèses de Moretti, une question assez dérangeante pourrait faire office de point de départ : et si le corps de métier du littéraire ne se fondait pas sur la lecture de détail ?
La pratique communément admise du texte est le close Reading : qu’il recouvre commentaire ou explication de texte, microlectures ou déconstructions, nos institutions littéraires savantes se fondent sur cette pierre angulaire pour construire leur identité disciplinaire et méthodologique, et sans doute aussi une partie de leur légitimité culturelle. Moretti donne une définition aussi transparente que ravageuse de cette « lecture de près » comme d’un « very solemn treatment of very few texts taken very seriously ». Le close Reading a manifestement un problème : avec un esprit de sérieux mal placé, il investit une énergie herméneutique considérable sur un corpus canonique de faible extension. Moretti pointe du doigt un sujet essentiel : à la différence des autres sciences sociales, les études littéraires éludent une question pourtant essentielle, celle de la valeur et de la représentativité des échantillons sur lesquels elles travaillent.
Au lieu de quoi, le littéraire se contente de canons extrêmement normatifs qui placent dans une invisibilité durable 99% de la production littéraire mondiale. Un canon, c’est précisément cela : « very few books, occupying a very large space » (« Conjectures on World Literature », p. 48) ; un ensemble déterminé, et même assez restreint, de textes, passant pour la règle, la norme et le critère de la vraie littérature. Le coup de force dénoncé par Moretti consiste, de manière assez péremptoire, à annexer et disqualifier toute la littérature existant de facto par celle des chefs d’œuvre, où l’on pourrait lire, non pas la quintessence d’un genre ou le parfait accomplissement d’une forme, mais au contraire des écarts. Conséquence : la littérature comparée fonde l’essentiel de ses affirmations sur quelques exceptions littéraires, à mille lieues d’un régime ordinaire ; et son assise n’en est que plus fragilisée.
Qui plus est, la notion même de canon littéraire a comme un arrière-goût théologique. Franco Moretti aide à gratter cette pellicule de sacralité, en militant pour une sécularisation assez franche de notre rapport à la littérature, qui a ce défaut majeur d’être pétri d’une révérence paralysante. Cette déférence, teintée d’admiration et de délectation esthétique, produit un sérieux effet de distorsion. L’outrageuse prédominance des chefs d’œuvre obère nos capacités à comparer et à construire des corpus dignes de ce nom. Elle nous entraîne même dans un culte des singularités, dont, au fond, on ne peut rien dire, sinon qu’elles sont… singulières.
L’idolâtrie littéraire nous fait alors tomber dans l’oubli du « Great Unread » [2] – de ce grand continent méconnu sur lequel se sont échouées toutes les œuvres littéraires qu’on a lu, hier et ailleurs, et que l’on n’étudie pas. Les genres littéraires sont fondamentalement des spectres larges et irréductibles à quelques masterpieces ; et à la différence du monde un peu trop lisse du canon, les archives du « Great Unread » grouillent d’étonnantes formes qui échappent totalement aux taxinomies littéraires. C’est à l’exploration de ces « abattoirs de la littérature » – pour reprendre le titre d’un de ses articles – que Moretti invite. Dans cette conception non normative et généreuse de la littérature, toutes les œuvres se prêteraient donc à l’étude, celles qu’on juge bonnes et celles qu’on pense mauvaises, les succès littéraires et les échecs éditoriaux, les canoniques et les déviantes, les populaires et les élitistes.
Expérimenter sur la littérature
« Mais alors faudrait-il tout lire ? Une vie n’y suffirait pas ! », objectera-t-on. À ces objections, la réponse de Moretti serait cinglante : « Mais qui a dit qu’il fallait lire pour être littéraire ? » On peut justement s’épargner cette peine, si l’on suit Moretti dans ce qu’il appelle son « pacte avec le diable » : « Nous savons comment lire les textes, apprenons désormais à ne pas les lire ! » (« Conjectures on World Literature », p. 48).
Une raison majeure à cela : la mondialisation, à l’œuvre au moins depuis l’époque moderne et l’invention de l’imprimerie, donne à lire des masses considérables de livres aux quatre coins de la planète, que nous ne pouvons toiser du haut de notre sens littéraire européen pour le moins étriqué. Il convient par conséquent de redéfinir les missions qui incombent au spécialiste de littérature. Son objectif dans un monde où il y a toujours plus de livres n’est pas de lire toujours plus, mais de lire autrement. Le distant reading offre un moyen d’étudier les livres sans les ouvrir [3]. Cette lecture opérée de loin, c’est d’abord une lecture qui sait prendre ses distances avec une lecture de près, qui, un peu trop affectée qu’elle est par son objet, finit par devenir myope et par donner une importance considérable à des phénomènes assez mineurs et locaux (notamment d’ordre stylistique et linguistique). C’est pourquoi, du reste, Moretti ne voit pas de problème particulier à lire une œuvre dans sa traduction, plutôt que dans sa langue originale. C’est ensuite une lecture, où la distance ouvre un champ de visibilité de phénomènes fraîchement apparus et où la modélisation prend le dessus sur l’intuition.
L’art de ne plus lire la littérature n’est finalement que celui qui s’autorise à expérimenter avec elle. On comprend alors le scientisme qu’adopte Moretti – rafraîchissant, sans être glaçant. Ainsi peut-on utiliser l’analyse des réseaux pour modéliser les intrigues romanesques sous forme de graphes et discerner une distribution différenciée des rôles des protagonistes entre le roman occidental et le roman oriental (tel est l’objet du dernier article du volume, « Network theory, plot analysis », p. 211-240). Pourtant, cet ethos de la rigueur ne cache aucune forme d’autorité ni d’aplomb. Moretti préfère assumer, avec honnêteté et transparence, le statut incertain des hypothèses qu’il avance, qu’il teste et qu’il soumet à la critique et aux controverses. Il n’est pas impossible que certaines produisent un résultat inattendu et surprenant. Et si bien des « conjectures » de Moretti peuvent paraître contestables, il est de ceux qui, se prêtant volontiers à l’exercice de la controverse, sont prêts à abandonner leur hypothèse pour une autre, de meilleure robustesse [4].
Il s’agit là de tourner résolument le dos à certaines pétitions de principe de l’herméneutique littéraire, car il n’est pas tout à fait faux de penser que le commentaire de texte consiste parfois à extorquer aux textes ce qu’on veut en entendre [5]. À la différence de certains subjectivistes retranchés derrière leurs interprétations, et qui finissent par être indéfendables, à force de se vouloir inattaquables, Moretti adopte un ethos absolument inverse : sa démarche est précisément inattaquable, parce qu’il attend qu’on l’attaque, qu’on le discute, qu’on le conteste.
Le distant reader doit donc travailler à expérimenter des modèles qui rendent visible un certain nombre de phénomènes. Autant de questions posées à ce qui n’est plus un texte qu’on devrait écouter, mais à des archives qui « ne disent absolument rien tant qu’on ne leur pose pas la bonne question » [6]. La mise en série de données construit ainsi des objets sans équivalent dans la réalité empirique (« The end of the beginning », p. 155-158). On peut réaliser, par exemple, une enquête sur un corpus de 7000 titres de romans britanniques entre 1740 et 1850 : on remarque qu’ils tendent avec le temps à se raccourcir considérablement (d’une vingtaine de mots à environ cinq mots) et, dans le même mouvement, à se standardiser ; on tente de corréler ces données à la croissance du marché de la librairie entre le XVIIIe et le XIXe siècle ; autant de graphiques habilement heuristiques qui révèlent alors la force du marché et les contraintes exercées sur la production littéraire et sur ses lecteurs [7]. Un tel travail statistique sur la littérature est-il pour autant moins « littéraire » qu’un commentaire traditionnel de texte ? Rien ne permet d’en juger.
Mais l’important n’est pas dans ces affaires de discipline et de méthode. Comme le disait Wittgenstein à propos de certaines figures héroïques de la science, « le véritable mérite d’un Copernic ou d’un Darwin ne fut pas la découverte d’une théorie vraie, mais celle d’une nouvelle et fructueuse manière de voir » [8]. Ceux qui accuseraient alors Moretti de sacrifier, dans la confusion générale, le statut culturel de la littérature sur l’autel de la science, sont sans doute plus naïfs encore que le Moretti qu’ils s’imaginent. Dire que la forme littéraire est l’analogon de l’espèce biologique étudiée par Darwin, n’a rien de scandaleux pour peu qu’on considère un modèle simplement, pour ce qu’il est dans les sciences expérimentales, à savoir comme une manière, historiquement située, de produire des descriptions qui font parler les faits autrement, par un réarrangement inédit des données, au sein d’une « vue synoptique » [9].
Au lieu de les considérer comme autant de vérités révélées taillées dans le marbre, Moretti invite à prendre ces hypothèses scientifiques pour ce qu’elles sont, à savoir des modes de présentation, d’articulation et d’explication des faits, destinés à être éprouvés, affinés, perfectionnés, abandonnés au besoin, au sein d’une communauté scientifique donnée. On mesure alors leur pertinence à leur force explicative et à leur manière d’affecter positivement nos manières de travailler. On comprend, au passage, le détachement et l’aisance avec lesquels Moretti troque une casquette théorique (marxiste par exemple) pour une autre (évolutionniste par exemple), sans s’y agripper outre mesure.
À la lecture de ce recueil, cette remarque peut incidemment affleurer : que, contrairement à bien des propositions de Moretti, les études littéraires se sont rarement confrontées à des exigences épistémologiques pourtant élémentaires, comme celles de la falsifiabilité, de la modélisation, de l’analyse causale. Et qu’il y a peut-être là un problème.
Évolutionnisme, géographie et formalisme
Mais, à une telle distance des pratiques ordinaires des littéraires, Moretti ne collerait-il tout de même pas à un scientisme naïf, en lutte contre un obscurantisme qu’il aurait en même temps pris soin de caricaturer ? Ne va-t-il pas trop loin, en voulant se faire passer pour un Linné de la littérature porté par la fièvre de la taxinomie ou encore un Darwin qui exposerait avec froideur la loi de la sélection naturelle des formes littéraires ? Pis, ne jetterait-on pas le bébé (littéraire) avec l’eau du bain (herméneutique), à adopter un biologisme radical en vertu duquel une forme littéraire obéit aux mêmes lois qu’une espèce animale dans la sélection naturelle ?
L’évolutionnisme littéraire de Moretti s’incarne par excellence dans « The Slaughterhouse of Literature », une enquête sur le succès qu’emporte Conan Doyle sur ses rivaux. Par la constitution d’un arbre, où l’on peut répartir les detective fictions selon la présence ou non d’indices, nécessaires à l’enquête ou non, visibles au lecteur ou non, décodables par le lecteur ou non, on se rend compte que Conan Doyle forge des récits qui remplissent, à chaque fois, ces critères. Moretti parvient à la conclusion que ce procédé d’indices nécessaires, visibles et décodables est un bon moyen de s’imposer sur un marché littéraire en « tuant » la concurrence.
Mais quel bénéfice peut-on plus généralement tirer de l’approche évolutionniste de Moretti ? Elle présente, d’abord, l’intérêt de conférer une certaine historicité aux formes littéraires, quand l’histoire et le formalisme ont plutôt tendance à entretenir une mutuelle ignorance. Elle permet, ensuite, de penser, là où bien d’autres achoppent, la diversité et la divergence des formes en même temps que l’inégale distribution spatiale résultant de leur lutte pour se positionner sur le marché. C’est, enfin, un bon moyen de présenter les formes littéraires elles-mêmes comme des expérimentations qui, faute d’être tout à fait conscientes de la lutte pour la survie dans laquelle elles sont engagées, ne savent pas forcément qu’elles ont trouvé la recette de leur succès dans une histoire littéraire rendue à ses incertitudes et à ses tâtonnements.
L’un des autres bénéfices de ce « formalisme sans texte » (formalism without close Reading, dit Moretti) tient en un redimensionnement de l’objet de l’investigation littéraire (plus petit qu’un texte : un trope ou un simple procédé comme l’indice dans l’enquête policière ; plus grand qu’un texte au contraire : un genre comme le haïku, ou un style comme le pétrarquisme). Et, dès lors, ce recadrage substantiel ouvre les formes ainsi saisies à des variables fondamentales, d’ordre géographique et économique, que les études littéraires tendent à minorer ou à mettre en sourdine, mais qui, à grande échelle, confèrent une nouvelle intelligibilité à la littérature.
Il faut questionner, avec lucidité, notre imaginaire politique et les cartographies sous-jacentes qui organisent les études littéraires [10] ; comme le théoricien italien l’énonce fort simplement, « la manière dont nous imaginons la littérature comparée est un miroir de notre manière de voir le monde » [11]. Les discussions autour des propositions de Moretti, loin d’être bouclées, sont encore nécessaires. Il y a là un impérieux appel adressé au littéraire pour qu’il se dote d’une vision historicisée et actualisée du capitalisme mondial [12].
Le littéraire peut-il faire face au big data ?
Sans doute la conversion au quantitatif ne manquera-t-elle pas d’hérisser le littéraire, tant qu’il n’aura pas reçu une formation décente à des modalités de raisonnement propres aux autres sciences sociales. Sans quoi, le traitement statistique de la littérature relèvera ni plus ni moins du « mauvais traitement ». Mais il n’y a rien de fondamentalement périlleux à considérer la littérature comme un ensemble de données, qui ne sont précisément pas données, mais au contraire construites et interrogées par des protocoles dédiés. L’acclimatation sera simplement plus difficile dans un paysage que l’on peut trouver intimidant ou étourdissant pour sa variété, ou dont, au contraire, la morne uniformité inspirera un ennui profond. Tel est ce que Moretti appelle « le Charybde et le Scylla des humanités digitales ». « Le jour où l’on établira une relation intelligible entre ces deux-là, un nouveau paysage littéraire verra le jour. » (« Style Inc. », p. 181).
La révolution méthodologique à laquelle on est conduit s’accompagnerait sans doute de réorganisations drastiques des départements de Lettres qui sont censés les étudier. Les conséquences institutionnelles seraient considérables dans la définition même de l’objet de la lecture, dans la manière de former des corpus, dans l’ethos scientifique de la discipline, dans l’organisation même de la communauté scientifique des littéraires. C’est bien la dernière vertu de ce recueil que de fournir un vif encouragement à imaginer, par-delà d’artificielles fractures professionnelles et disciplinaires entre littérature et sciences sociales, de nouvelles manières de travailler, de lire et d’écrire.
D’aucuns ont pu reprocher aux pistes morettiennes de conduire à une ruineuse division du travail entre une armée de laborieux cols bleus du close reading et quelques privilégiés cols blancs du distant reading. Mais si le problème est posé de manière irrévérencieuse par Moretti, les réponses ne viendront pas nécessairement de lui. Elles devront être même probablement les nôtres. Dans des pages parfois hilarantes, souvent libératrices, mais toujours engageantes, Moretti fonctionne comme un agent révélateur et démystificateur de nos croyances théoriques. Il nous pousse à nous repositionner, et à effectuer des réglages méthodologiques d’ampleur, qui n’ont rien de superflu. Bref, à questionner une identité disciplinaire, dont il faut bien dire, sans frilosité ni déclinisme, combien elle est déjà incertaine.