Le « Dictionnaire International Bourdieu » illustre les multiples facettes de l’œuvre de Pierre Bourdieu. Son influence dépasse les frontières de la sociologie et marque de nombreux travaux en philosophie, anthropologie, histoire, linguistique, sémiologie, littérature ou histoire de l’art.
Gisèle Sapiro, dir., Dictionnaire international Bourdieu, CNRS Éditions, 2020. 1000 p., 39€. Comité éditorial : François Denord, Julien Duval, Mathieu Hauchecorne, Johan Heilbron, Franck Poupeau. Coordination éditoriale : Hélène Seiler.
Gisèle Sapiro est directrice d’études à l’EHESS et directrice de recherche au CNRS (Centre européen de sociologie et de science politique). Auteure de La Guerre des écrivains, 1940-1953 (Fayard 1999), La Responsabilité de l’écrivain. Littérature, droit et morale en France, XIXe-XXIe siècle (Seuil 2011), La Sociologie de la littérature (La Découverte 2014), Les Ecrivains et la politique en France (Seuil 2018), Peut-on dissocier l’œuvre de l’auteur ? (Seuil 2020), Des mots qui tuent (Points Seuil 2020). Parmi les ouvrages qu’elle a codirigés : Pierre Bourdieu, sociologue (Fayard 2004), et, plus récemment Ideas on the move in the Social Sciences and Humanities (Palgrave 2020). (Photo Jérôme Panconi).
Franck Poupeau est directeur de recherche au CNRS, directeur d’étude à l’Institut des Hautes études sur l’Amérique latine (IHEAL), affecté à l’Institut français d’études andines (IFEA) et associé au CREDA (Centre de recherche et de documentation sur les Amériques). Il a récemment écrit et/ou coordonné plusieurs livres sur les politiques hydriques : Water Bankruptcy in the Land of Plenty (CRC Press, 2016), Water Regimes (Routledge, 2016, avec D. Lorrain), Water Conflits and Hydrocracy (USP, 2018) et The Field of Water Policy (Routledge, 2019, avec Joan Cortinas, Brian O’Neill & Eliza Benites). Ses recherches sur les inégalités et la domination en Bolivie sortent au mois de mai 2021 sous le titre : Altiplano. Fragments d’une révolution (Bolivie, 1999-2019).
La Vie des idées : L’œuvre extrêmement riche de Pierre Bourdieu permet-elle un usage aléatoire et ponctuel de ses concepts (que viendrait faciliter la forme du dictionnaire) ou bien la mobilisation de ses travaux nécessite-t-elle de réinvestir la cohérence globale qu’il a souhaité donner à son œuvre ?
G. S.& F. P. : Pour Bourdieu comme pour d’autres auteurs canoniques, on observe cet usage superficiel et ponctuel de concepts extraits de leur cadre théorique, que ce soit en vue de construire une problématique dans le cadre d’une approche empirique ou de les critiquer. On ne peut que s’inscrire en faux contre un tel usage qui vide les concepts de leur signification et de leur portée profonde : par exemple, lorsqu’on réifie les concepts d’habitus, de capital culturel ou de champ, au lieu de tirer parti de leur valeur heuristique qui permet de mettre en relation une série de phénomènes en vue de construire adéquatement un objet et réfléchir aux choix que l’on fait dans cette construction, comme lorsqu’on prend en compte les agents et instances qui produisent la valeur littéraire par transfert de capital symbolique (critiques, revues, éditeurs, prix, etc.) ; ainsi, le concept de champ ne fait sens que par rapport à celui d’autonomie, laquelle ne doit pas être présupposée : il faut étudier les contraintes politiques, économiques, religieuses concrètes qui pèsent sur ces agents et instances.
De même, la notion d’habitus n’a jamais supposé une cohérence parfaite des dispositions, puisque d’une part elle renvoie surtout aux propriétés et aux styles de vie qui différencient les groupes sociaux (classes, groupes professionnels), et que d’autre part, il y a un habitus primaire façonné par l’éducation familiale, un habitus secondaire inculqué par l’école, puis un habitus professionnel, et on peut ainsi signaler les éventuelles contradictions entre eux, qui sont souvent source de souffrance d’ailleurs.
Si la théorie de Bourdieu elle-même est le fruit d’une synthèse raisonnée entre différents systèmes de pensée (en particulier ceux de Durkheim, Marx et Weber), il faut, contre les usages éclectiques des concepts, rappeler que les théories véhiculent souvent des présupposés épistémologiquement incompatibles entre eux : par exemple, entre l’approche relationnelle objectiviste qui sous-tend la théorie des champs et l’approche interactionniste des mondes de l’art de Becker, ou l’approche relationnelle interactionniste de l’analyse de réseaux. Ce qui ne veut pas dire qu’on ne peut pas utiliser certaines méthodes interactionnistes d’observation ou l’analyse de réseaux, mais à condition de ne pas adopter la théorie qui les sous-tend et de les rendre compatibles avec l’objectivisme relationnel de Bourdieu, si l’on souhaite rester dans son cadre théorique.
Ce dictionnaire vise précisément à éviter de tels usages ponctuels et aléatoires, comme à rectifier nombre de malentendus, voire de distorsions délibérées qui tendent à les détourner de leur sens visé par Bourdieu, même si toute œuvre échappe inévitablement aux intentions de son auteur. Car si les appropriations possibles sont illimitées, cela ne signifie pas que toutes se valent, il y a des usages plus ou moins corrects de la théorie et des concepts. Notre démarche a consisté à la fois à historiciser les concepts, car elle s’inscrit aussi dans une approche d’histoire des sciences humaines et sociales, à reconstituer leur élaboration théorique par Bourdieu et les éventuelles inflexions qu’ils ont subies dans son œuvre, à partir des usages empiriques que Bourdieu en a lui-même faits, puis dans la mesure du possible d’autres exemples d’usages empiriques.
Nous avons tenté aussi d’évoquer les principaux débats critiques qu’ils ont suscités et les réponses qui y ont été – ou peuvent y être – apportées. Il y a en outre un système de renvois aux autres notices pour permettre une navigation en rhizome. Le dictionnaire permet donc de se repérer dans cette œuvre immense, de replacer la théorie dans le dialogue qu’elle a entretenu avec les sciences humaines et sociales de son temps (avec par exemple des notices sur les principaux paradigmes et théories : fonctionnalisme, marxisme, structuralisme) ainsi que dans la trajectoire de son auteur. Le dictionnaire prend aussi en compte les conditions matérielles de la vie intellectuelle en s’intéressant aux institutions que Bourdieu a fréquentées (École normale supérieure, École des hautes études en sciences sociales, Collège de France), aux groupes qu’il a animés (le Centre de sociologie européenne, le collectif Raisons d’agir), et aux entreprises éditoriales qu’il a dirigées (la revue Actes de la recherche en sciences sociales, les collections « Le sens commun » aux Éditions de Minuit et « Liber » au Seuil). Par sa dimension internationale, le dictionnaire inscrit aussi cette œuvre dans une approche transnationale de l’histoire des sciences humaines et sociales, qui s’intéresse à la circulation internationale des idées selon le programme tracé par Bourdieu [1].
La Vie des idées : Il est désormais courant d’entendre des références à Pierre Bourdieu dans le débat public. Peut-on parler d’un « effet théorie » de l’œuvre de Bourdieu, au sens où ses travaux viendraient transformer la réalité qu’ils cherchent à expliquer et à comprendre ?
F. P.& G. S. : Certes, les notions de capital culturel et de reproduction sont entrées dans le langage courant, et la légitimité de Bourdieu est moins facile à contester aujourd’hui que dans les années 1990. Il est curieux de voir que, dans le contexte actuel de chasse aux sorcières islamo-gauchistes, la référence à Bourdieu peut servir tant comme marqueur de rejet de la sociologie (on voit ainsi le journaliste Jean-Claude Dassier sur CNNews, déclarer en février 2021 que « les idées de nos intellectuels, Bourdieu en tête, ont fait florès aux États-Unis et ça nous revient comme un boomerang, ça devient l’idéologie dominante qui interdit tout débat »), que comme source de légitimité scientifique, pas seulement du côté de ceux qui sont attaqués, mais aussi du côté de ceux qui remettent en cause l’usage de la catégorie de « race », comme Gérard Noiriel au cours des polémiques déclenchées par son livre avec Stéphane Beaud, et pour défendre l’objectivité de ses travaux, s’abrite derrière Bourdieu.
La mise en cause de la sociologie n’est pas nouvelle, cependant : bien avant que Manuel Valls, alors Premier ministre, déclare que l’analyse sociologique « excuse » les actes terroristes, on reprochait déjà aux travaux de sociologie de l’éducation (notamment Les Héritiers de Bourdieu et Passeron, 1964) de justifier les inégalités qu’elles dévoilaient et décrivaient – la critique venait des pôles opposés du champ politique, la droite lui reprochant de battre en brèche l’idéologie méritocratique et le don naturel, la gauche de tomber dans le fatalisme. Bourdieu n’a cessé de répéter au contraire que la connaissance sociologique des déterminismes sociaux avait un effet libérateur, et c’est sans doute là qu’il faut situer « l’effet de théorie » de son œuvre – même si son analyse de la violence symbolique comme méconnaissance-reconnaissance de la domination n’est pas aussi immédiatement saisissable par les non-spécialistes que certaines théories de l’aliénation, de l’idéologie, de la mauvaise foi, etc. On ne compte plus, dans les lettres reçues au Collège de France dans les années 1990, le nombre de personnes qui racontaient à Bourdieu combien la lecture de son œuvre avait changé leur vie – et beaucoup de sociologues de notre connaissance ont affirmé avoir acquis la « vocation » de savant de la même façon…
À la question de savoir si son soutien au mouvement social de 1995 a contribué à cet effet de théorie, il faut d’abord préciser que ses interventions politiques ne dataient pas de cette époque – et le recueil Interventions (1961-2001) publié chez Agone en 2002, montre non seulement l’antériorité de cet engagement, mais aussi la spécificité des relations entre science sociale et action politique qui se trouve au cœur de son œuvre : la scientificité ne réside pas dans la « neutralité axiologique », notion souvent mal comprise, mais dans l’analyse des intérêts du sociologue et, finalement, dans le processus de construction d’objet qui en découle. Il est néanmoins certain que dans les années 1990, Bourdieu se présentait comme l’intellectuel spécifique (au sens de Foucault) cumulant toutes les formes de capital symbolique : après les ouvrages fondamentaux que sont La Distinction (1979) et Le Sens pratique (1980), on ne peut que mentionner La Noblesse d’État, paru au moment du bicentenaire de la Révolution française, et rassemblant une vingtaine d’années d’enquêtes sur le champ universitaire et le champ du pouvoir dans une visée ouvertement critique de la célébration politique du moment (comme de l’assimilation de la révolution au totalitarisme par François Furet, ancien président de l’EHESS).
Mais il faut signaler aussi, après deux ouvrages qui avaient bénéficié d’une grande couverture médiatique en 1992, Réponses et Les Règles de l’art, la parution l’année suivante de La Misère du monde, dont le succès éditorial exceptionnel pour un ouvrage de sciences sociales de cette taille, lui a permis d’intervenir de façon plus visible encore sur les effets des politiques néolibérales dans la société française. L’émission de télévision avec l’abbé Pierre notamment l’avait fait connaître au-delà des cercles intellectuels. C’est cette visibilité qu’il a réinvestie dans les éditions Raisons d’agir, dont le premier titre a été Sur la télévision en 1996. Mais cet engagement lui avait valu aussi des attaques violentes qui servaient ses adversaires dans leur entreprise de disqualification de la sociologie critique.
La Vie des idées : Comment peut-on rendre compte de la capacité de l’œuvre de Pierre Bourdieu à dépasser – voire à transcender – les frontières disciplinaires ?
G. S.& F. P. : Formé à la philosophie, Bourdieu s’est converti à l’anthropologie, puis à la sociologie, il a lu dès leur parution les fondateurs des cultural studies et les a discutés dans son séminaire sur l’histoire de l’art et de la littérature, s’est intéressé à l’ethnométhodologie, à la linguistique, à la psychologie. En témoignent les titres de sa collection le « sens commun », qui compte des ouvrages de philosophie (un tiers de ceux parus jusqu’en 1978, cette part déclinant ensuite), de sociologie, d’anthropologie, de linguistique, de sémiologie, de sociologie de la littérature, d’histoire de l’art et d’histoire.
Sa sociologie a en effet immédiatement intéressé les spécialistes des différents domaines qu’il abordait et qui se sont approprié certains concepts, on le constatera dans les entrées du dictionnaire par discipline. Ainsi dans le domaine de l’anthropologie, avec la théorie de la pratique et le concept d’habitus, et dans celui de l’éducation, avec la notion de capital culturel hérité et le calcul des chances inégales d’accès aux études supérieures, qui bousculaient l’idéal individualiste de la méritocratie scolaire, renouvelant ce domaine. Les inégalités scolaires étaient déjà connues à l’époque, d’un point de vue statistique et démographique, mais le cadre théorique élaboré dans Les Héritiers (1964) puis La Reproduction (1970) a permis de montrer dans quelle mesure elles participaient de la création et du maintien de l’ordre social. De ce point de vue, les enquêtes à la fois quantitatives et qualitatives qui constituaient le corps de ces deux livres, rejoignaient un ensemble de travaux qui bouleversaient l’analyse de l’éducation et du pouvoir dans le monde anglo-américain (Bernstein, Labov, Willis, etc.), aux frontières de l’ethnographie, de la linguistique, etc.
Dans les études littéraires, le concept de champ, qui articulait analyse internet et externe, a lancé une lignée de travaux en France dans le sillage d’Alain Viala, auteur de Naissance de l’écrivain, donné lieu à des échanges avec Raymond Williams, Jacques Dubois puis Pascal Durand à Liège et Itamar Even-Zohar à Tel-Aviv. La romaniste Anna Boschetti est venue d’Italie travailler avec Bourdieu et a publié en 1985, dans sa collection « Le sens commun » chez Minuit, Sartre et « Les Temps modernes », ouvrage devenu une référence en sociologie de la littérature et des intellectuels. Elle a ensuite publié dans la collection « Liber » au Seuil son livre La Poésie partout, sur Apollinaire. Parmi les personnes qui suivaient son séminaire, il y avait aussi l’historienne de la littérature Anne-Marie Thiesse. Cette approche a rencontré des échos les historiens également, les travaux de Robert Darnton sur la bohème littéraire du XVIIIe siècle, de Roger Chartier sur l’histoire du livre, de Christophe Charle sur les élites de la Troisième République et sur les intellectuels, ceux des historiens allemands de la vie quotidienne, ceux d’Olivier Christin sur l’art de la Renaissance, etc.
Concernant la philosophie, Bourdieu répétait souvent dans ses séminaires [2] que la sociologie correspondait à la façon dont il aimerait que les philosophes exercent leur discipline. Au-delà des références fréquentes à un certain nombre d’auteurs (Bachelard, Canguilhem, Merleau-Ponty, Pascal, Wittgenstein, etc. pour ne citer que les plus reconnus), sa postface à La Distinction, « Éléments pour une critique vulgaire des critiques pures », inverse la démarche kantienne, dans le prolongement des travaux de Durkheim et Mauss sur « les formes primitives de classification ». Si son travail sur Heidegger, d’abord publié dans les Actes de la recherche en sciences sociales en 1975 avant d’être transformé en livre (L’Ontologie politique de Martin Heidegger, 1988) n’a pas reçu l’attention qu’il mérite de la part des philosophes, il est désormais de plus en plus cité pour analyser les effets de champ à l’œuvre dans la discipline, et en particulier le travail de mise en forme et d’euphémisation qui garantit une forme d’autonomie. En revanche, c’est son analyse du « biais scolastique », synthétisé dans les Méditations pascaliennes (1997), qui constitue à la fois la critique la plus radicale des approches de philosophie et de sciences sociales en général, et qui reçoit sans doute le plus d’attention dans les milieux philosophiques actuels, en particulier dans la philosophie analytique. De ce point de vue, l’ancienneté de la relation avec Jacques Bouveresse (et certaines pratiques intellectuelles communes, autour d’auteurs de référence communs, comme Wittgenstein ou Kraus), contribue à instituer un dialogue peu fréquent entre philosophie et science sociale – si ce n’est sous la forme scolastique de l’histoire des idées.
La Vie des idées : Comment l’œuvre de Pierre Bourdieu permet-elle de saisir la question du changement social ?
G. S.& F. P. : La sociologie de Bourdieu s’est constituée dès l’origine pour rendre compte d’un changement social majeur : comment le capitalisme s’impose à des sociétés traditionnelles, en Algérie comme au Béarn, et quels effets il y produit. Il a élaboré le concept d’habitus pour rendre compte des formes d’inertie des individus de ces sociétés face à cette transformation majeure. Plutôt que de changement, il parle de « transformations structurales », concept qui correspond à son approche relationnelle, et auquel une notice est consacrée dans le Dictionnaire. Son approche se démarque de l’histoire événementielle d’un côté, et des récits évolutionnistes de l’autre (par exemple, les théories de la modernisation en sciences sociales). La notion de transformation implique des changements qui s’opèrent à travers des « processus » de plus ou moins long terme, tels que la division du travail selon Durkheim ou la rationalisation selon Weber. Bourdieu préférait le terme d’histoire sociale à celui de sociologie historique, mais il se rattache clairement à cette dernière tradition. Son approche structurale prend en compte les invariants et les variations, les continuités (des institutions et des catégories de classement) et les ruptures, mais aussi les métamorphoses de systèmes d’écarts différentiels (inégalités). Sa contribution majeure est de penser la reproduction de ces inégalités, qui n’a rien de mécanique, mais résulte de stratégies mises en œuvre par des agents occupant une position dominante dans ces structures et visant à perpétuer leur domination.
Dans les sociétés précapitalistes, où les mécanismes de reproduction ne sont pas aussi institutionnalisés que dans les sociétés capitalistes, et où les espèces de capitaux sont faiblement différenciés, ces stratégies de reproduction reposent sur de constants investissements des agents dans les stratégies matrimoniales, successorales et éducatives pour en assurer la transmission. Or les mécanismes de reproduction, et les stratégies afférentes, sont l’objet de luttes de concurrences permanentes entre groupes ou entre individus, y compris au sein de la famille. En outre, les transformations des structures sociales requièrent des ajustements, voire des reconversions que les agents ne sont pas toujours en mesure d’effectuer. Celles imposées par le capitalisme se heurtent ainsi, on l’a dit, à l’inertie des habitus (rapport au temps cyclique des paysans kabyles), attachés à des ressources désormais dévaluées (la terre pour les paysans béarnais).
Une autre transformation historique majeure tient à la concentration et la redistribution des différentes espèces de capital par l’État moderne, qui entraîne à son tour une « transformation des stratégies de reproduction ». Le passage de l’État dynastique à l’État bureaucratique, que Bourdieu a analysé en détail dans Sur l’État, passe par un « processus de déféodalisation », processus de « dénaturalisation » par la rupture des « liens naturels, des loyautés à base familiale », qui engendre des luttes entre deux catégories d’agents, d’un côté le roi et sa maisonnée, de l’autre les fonctionnaires du roi. Cette transformation résulte de l’avènement d’un « pouvoir acquis et viager, fondé sur le “don” et le mérite et garanti par le droit (avec les titres scolaires »), lequel remet en cause le « pouvoir hérité et transmissible par le sang, donc fondé sur la nature (avec le titre nobiliaire) » [3]. Il donne lieu à des stratégies de reconversion des dominants. En effet, le maintien d’une position dominante nécessite une « reconversion des espèces de capital ». Bourdieu donne l’exemple de la reconversion d’une aristocratie foncière en bureaucratie d’État dans l’Allemagne du XIXe siècle.
En même temps, l’État moderne n’est pas une simple superstructure des rapports de production, comme dans la théorie marxiste. Ses transformations tiennent aux luttes entre groupes et fractions. Les juristes ont soutenu son avènement en légitimant sa double entreprise de monopolisation (décrite par Norbert Elias) de l’impôt et des instruments de coercition (selon le terme de Charles Tilly). De même, l’action des philanthropes dans la conjoncture de l’industrialisation a largement contribué au passage de la responsabilité privée à la responsabilité publique – processus lié, par ce que Bourdieu préfère qualifier de « causalité circulaire plutôt que dialectique », au développement d’un processus d’assurances, dont la Sécurité sociale et autres institutions de l’État-providence (Welfare State) [4].
Troisième transformation historique majeure, liée à la précédente, celle qui conduit du mode de reproduction direct (contrôlé par les familles qui désignent leurs héritiers) au « mode de reproduction à composante scolaire » où le titre scolaire fourni par les grandes écoles devient l’équivalent d’un titre de noblesse en ce qu’il confère un « droit d’entrée » dans un « corps » de l’État, masquant les mécanismes de reproduction derrière le mérite [5]. Cette transformation, qui contraint les familles à développer des stratégies éducatives, suscite des tensions sociales et des contradictions dans le processus de reproduction, en sacrifiant une partie des héritiers au profit de nouveaux entrants auxquels l’École offre une opportunité d’ascension sociale. Certaines transformations sociales telles que la démocratisation de l’accès à l’enseignement secondaire et supérieur s’accompagnent souvent d’une translation structurale des inégalités au sein du système (par exemple entre enseignement généraliste et formation professionnelle ou technique), qui contribue à les perpétuer sous des formes nouvelles, a fortiori dans des conjonctures de surproduction de diplômes par rapport aux postes disponibles.
Ce type de contradictions porte en lui des crises de reproduction susceptibles de conduire à des révolutions, ou à des « événements critiques » tels que mai 1968, lorsque s’observe un décalage entre les espérances subjectives et les chances objectives. Dans Homo academicus (1984), Bourdieu rapporte cette crise à une conjoncture caractérisée par la rencontre de séries causales indépendantes, qui crée l’événement. Parmi ces séries indépendantes, il y a la logique spécifique des champs, où les luttes pour la conservation ou la transformation des rapports de force prennent des formes relativement autonomes. Les transformations de ces rapports de force à moyen terme sont encastrées dans les processus de plus long terme que sont la différenciation et l’autonomisation des champs. Ces processus n’ont rien de linéaire, à la différence des théories de la modernisation. Ainsi, il peut y avoir des moments de perte d’autonomie, comme Bourdieu l’a montré dans le cas de l’édition sous l’effet des concentrations [6].
La Vie des idées : Comment l’œuvre de Pierre Bourdieu a-t-elle circulé au-delà des frontières françaises ?
G. S.& F. P. : La réception de l’œuvre de Bourdieu dans les différents pays peut être analysée à partir de son propre programme de recherche sur la circulation internationale des idées. Rappelant, à la suite de Marx, que les textes circulent sans leur contexte, il distinguait trois opérations : sélection, marquage, interprétation. On observe ce processus dans les différentes phases de réception de ses travaux [7]. La première, dans les années 1960-1970, est fragmentée non seulement entre les pays (États-Unis, Royaume-Uni, Allemagne, Italie, Brésil principalement), mais aussi entre les spécialités : éducation, culture et anthropologie. Les anthropologues s’intéressent à L’Esquisse d’une théorie de la pratique et au concept d’habitus. Les Héritiers et La Reproduction renouvellent complètement la sociologie de l’éducation avec les réflexions sur les inégalités sociales et le concept de capital culturel. Dans le domaine de la culture, les ouvrages tirés des grandes enquêtes des années 1960, L’Amour de l’art et Un art moyen, ne seront traduits que beaucoup plus tardivement, et c’est plutôt la théorie des champs et celle du pouvoir symbolique qui circule, sauf exception comme l’Américaine Vera Zolberg qui les lit en français et entreprend des recherches sur les musées. Les usages varient aussi en fonction des importateurs, dont les notices par pays soulignent le rôle : en Allemagne par exemple, son œuvre est mise en exergue à cette époque par des chercheurs qui promeuvent le structuralisme contre le marxisme et contre l’école de Francfort, et qui l’inscrivent dans la filiation de la philosophie des formes symboliques de Cassirer et des travaux de Panofsky ; au Brésil, Sergio Miceli, son premier doctorant étranger, publie une anthologie de textes autour de la notion de pouvoir symbolique.
Une deuxième phase correspond à la sortie en 1984 de la traduction anglaise de La Distinction chez Harvard UP, traduction qui contribue à unifier la réception autour d’une théorie du monde social. Elle participe aussi de l’institutionnalisation de la sociologie de la culture aux États-Unis. Cette unification, promue par Loïc Wacquant notamment, avec le livre en collaboration Invitation to Reflexive Sociology (1992) qui est traduit en 17 langues, ouvre à une nouvelle phase d’utilisation de la théorie comme programme de recherche de par le monde, mais aussi à des citations plus superficielles, fondées sur la littérature secondaire plus que sur une lecture des textes originaux. On observe aussi des hybridations qui peuvent paraître surprenantes, par exemple avec le fonctionnalisme de Parsons en Russie post-soviétique.
Si la réception étasunienne a joué un rôle important dans cette circulation mondiale de la théorie, elle est passée dans beaucoup d’endroits par des lecteurs de l’œuvre en français et parfois aussi par les études littéraires, comme en Allemagne (où le romaniste Joseph Jurt en devient le spécialiste), en Israël (où le comparatiste Itamar Even-Zohar l’introduit en raison des affinités avec sa propre théorie du polysystème) ou au Japon (par le biais du romaniste Harushi Kato). En Amérique latine, la pénétration de la sociologie bourdieusienne se fait par différents canaux : au Brésil, elle va de pair avec des collaborations étroites avec des institutions locales, qu’il s’agisse de la venue en France, à partir des années 1970 de jeunes chercheurs (Sergio Miceli, puis Afranio Garcia, par exemple), ou de séjours sur place de chercheurs français, comme Monique de Saint-Martin [8]. Pour d’autres pays comme l’Argentine ou le Mexique, il s’agit plus de traductions, et d’appropriations de l’œuvre correspondant aux enjeux de chaque champ national, avec une tendance nette à importer des concepts et des éléments de théorie plus que des pratiques d’enquête.
Le nombre de traductions augmente à partir de 1989, selon l’« effet Mathieu » tel que défini par Robert Merton, le passage des Éditions de Minuit au Seuil en 1992 accélérant leur rythme, avec un délai qui tend à se réduire pour les titres publiés dans les années 1990 (Les Règles de l’art, Méditations pascaliennes, Raisons pratiques, La Domination masculine). En Chine, la sociologie de Bourdieu est introduite à partir du milieu des années 1990, donnant lieu à des usages heuristiques, à l’instar de la théorie de la double reproduction sociale élaborée par Li Lulu pour analyser la transition de l’économie planifiée à l’économie de marché : cette dernière a en effet renforcé l’hérédité sociale (influence de la position sociale des pères), et donc la reproduction directe de la structure de classes, au détriment de l’identité politique (appartenance au Parti communiste) qui prévalait avant les réformes des années 1980, dans l’accès aux positions dominantes, tout en maintenant un mode de reproduction indirect par le biais du système scolaire. À cette époque, Bourdieu devient aussi une figure d’intellectuel global. Son livre Sur la télévision (1996) est traduit en 25 langues dans les dix ans qui suivent sa parution. Depuis sa mort, son œuvre est en voie de classicisation, comme en témoignent les nombreux colloques qui se sont tenus en son hommage au Royaume-Uni, aux États-Unis, en Inde ou au Chili.
La Vie des idées : Son admission au Collège de France marque-t-elle un tournant dans son travail de chercheur ?
F. P.& G. S. : Si l’on reprend l’opposition qu’il a élaborée dans Homo academicus (1984), enquête sur le champ académique réalisée dans le sillage de son élection au Collège de France, la carrière de Bourdieu s’est déroulée au pôle symboliquement dominant, mais temporellement dominé du champ académique selon sa propre analyse, d’abord à l’EHESS où il est nommé directeur d’études en 1965, puis au Collège de France en 1981 : il est ainsi coupé d’une partie du pouvoir sur les instruments de reproduction du corps professoral et des chercheurs dans les universités.
Selon Bourdieu lui-même, le Collège de France, sans doute la plus prestigieuse institution scientifique française, confère en effet une consécration paradoxale : dans l’Esquisse pour une auto-analyse, il parle du « caractère spécifique de la position du Collège de France » qu’il avait analysé dans Homo academicus, comme d’un « lieu de consécration des hérétiques, situé à l’écart de tous les pouvoirs temporels sur l’institution académique [9] ». En exemple de ces hérétiques, on peut citer des auteurs dont il lui arrive de se revendiquer, tels que Gaston Bachelard, Georges Canguilhem et Alexandre Koyré :
Souvent d’origine populaire et provinciale, ou étrangers à la France et à ses traditions scolaires, et rattachés à des institutions universitaires excentriques, comme l’École des hautes études ou le Collège de France, ces auteurs marginaux et temporellement dominés, cachés à la perception commune par l’éclat des dominants, offraient un recours à ceux qui, pour des raisons diverses, entendaient réagir contre l’image à la fois fascinante et refusée de l’intellectuel total, présent sur tous les fronts de la pensée [10] .
La position de cette institution pour « hétérodoxes consacrés » explique que ceux-ci aient du mal, individuellement ou collectivement, à avoir un impact durable dans le champ académique et le champ politique : ainsi le rapport que Bourdieu a rédigé avec le biologiste François Gros sous le titre Propositions du Collège de France pour l’enseignement de l’avenir (1985), quoique très médiatisé à sa sortie, ne sera pas vraiment repris lors des échéances électorales suivantes, même par son commanditaire (François Mitterrand).
L’entrée de Bourdieu au Collège de France a aussi un impact sur sa façon de faire de sociologie : c’est à ce moment-là, pour réfléchir sur ce qu’il était en train de vivre, qu’il travaille sur « la magie sociale de la consécration » et « les rites d’institution » [11]. Il faut dire que son récit de la leçon inaugurale, au moment d’entrer dans un rôle qui ne coïncidait pas avec l’idée qu’il avait de lui-même, l’avait placé en situation de porte-à-faux :
prendre comme objet dans ma leçon le fait de faire une leçon inaugurale, d’accomplir un rite d’institution et instaurer ainsi une distance au rôle dans l’exercice même du rôle. Mais j’avais sous-estimé la violence de ce qui, au lieu d’un simple discours rituel, devenait une sorte d’ʻintervention’, au sens des artistes. Décrire le rite dans l’accomplissement même du rite, c’était commettre le barbarisme social par excellence, qui consiste à suspendre la croyance ou, pire, à la mettre en question et en danger au moment et au lieu mêmes où il s’agit de la célébrer et de la renforcer. J’ai ainsi découvert, au moment de la mise en œuvre, en situation, que ce qui était pour moi une solution psychologique constituait un défi à l’ordre symbolique, une atteinte à la dignité de l’institution qui demande le silence sur l’arbitraire du rite institutionnel en train de s’accomplir [12].
Il n’en reste pas, cependant, à ce « sentiment de la gaffe » et la socio-analyse qu’il en tire, s’inscrit alors dans une sociologie des intellectuels :
faire une sociologie des intellectuels, faire une sociologie du Collège de France, de ce que signifie le fait de faire une leçon inaugurale au Collège de France, dans une leçon inaugurale au Collège de France, c’est-à-dire au moment même où on est pris dans et par le jeu, c’est affirmer, sinon la possibilité de s’en libérer complètement, du moins la possibilité de faire un effort en ce sens... Pour moi, la sociologie a joué le rôle d’une socioanalyse qui m’a aidé à comprendre et à supporter des choses (à commencer par moi-même) que je trouvais insupportables auparavant [13].
Cette sociologie de la sociologie lui apparaît ainsi comme une façon de ne pas succomber à la consécration et aux comportements, souvent dominants, qui lui sont associés.
Nicolas Duvoux & Jules Naudet, « Au fil du labyrinthe Bourdieu. Entretien avec Gisèle Sapiro et Franck Poupeau »,
La Vie des idées
, 5 mars 2021.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net./Au-fil-du-labyrinthe-Bourdieu
Nota bene :
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] Pierre Bourdieu, « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées », Actes de la recherche en sciences sociales, n°145, 2002, p. 3-8.
[2] Voir par exemple Pierre Bourdieu, Invitation à la sociologie réflexive, Paris, Seuil, 2014 (avec Loïc Wacquant), p. 210.
[3] Pierre Bourdieu, « Stratégies de reproduction et modes de domination », Actes de la recherche en sciences sociales, n°105, 1994, p. 3-12.
[4] Pierre Bourdieu, Sur l’État, Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2010, p. 577.
[5] Pierre Bourdieu, La Noblesse d’État, Paris, Minuit, 1989, p. 406.
[6] Pierre Bourdieu, « Une révolution conservatrice dans l’édition », Actes de la recherche en sciences sociales, n°126-127, 1999, p. 3-28.
[7] Gisèle Sapiro et Mauricio Bustamante, “Translation as a measure of international consecration. Mapping the world distribution of Bourdieu’s books in translation”, Sociologica, n°2-3, 2009.
[8] Voir à ce sujet les actes du colloque de juin 2019 « Bourdieu et les Amériques » aux Editions IHEAL, sous presse.
[9] Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d’agir, 2004, p. 107.