Recensé : Nina Bendelj et Dorothy Solinger (ed.), Socialism Vanquished, Socialism Challenged. Eastern Europe and China, 1989-2009, Oxford University Press, New York 2012, 254 p.
Comment s’est déroulé le processus de ré-institutionnalisation politique dans les régimes d’Europe centrale et orientale, dans les nouveaux États issus de l’URSS, ainsi qu’en Chine au cours des deux décennies séparant 1989 et 2009 ? Quel a été le rôle des institutions anciennes ou émergentes dans l’écroulement ou au contraire dans le renforcement du pouvoir politique ? Comment les relations entre l’État et la société ont-elles évoluées, comment les systèmes et les comportements économiques ont-ils été réorientés ? Et, enfin, comment les institutions sociales ont-elles été transformées durant la même période ? Ce sont là les questions majeures développées par les quatorze auteurs (sociologues, économistes, politologues et anthropologues) de cet ambitieux ouvrage collectif dirigé par Nina Bandelj et Dorothy Solinger, respectivement sociologue spécialiste de l’Europe postsocialiste et politologue travaillant sur la Chine contemporaine [1].
Un pouvoir étatique renforcé ou affaibli ?
Alors que nombre de travaux ont abordé séparément la situation chinoise de l’après-1989 et les évolutions dans les pays de l’ancien bloc soviétique après la fin du système communiste, les contributions rassemblées au sein du volume comblent une absence dans la littérature scientifique en abordant de façon comparative et multidisciplinaire les transformations politiques, économiques et sociales à l’œuvre depuis 1989 dans ces deux parties du monde. Il ressort d’un tel travail un double constat général. Tout d’abord, l’ensemble des contributions rassemblées témoignent de la centralité de l’État, de sa nature, de ses activités, de ses politiques et des processus d’adaptations institutionnelles multiples. Ensuite, 1989 a marqué un recul et un affaiblissement de l’État dans les pays de l’ancien bloc soviétique, alors qu’en Chine c’est un État plus solide qui a émergé. Cette constatation est d’autant plus intéressante si l’on se souvient de l’atmosphère presque euphorique liée à l’effondrement du monde communiste et à ce que certains considéraient comme « la fin de l’Histoire », alors que dans le même temps, la majorité des analystes de la Chine contemporaine s’accordaient pour prédire un avenir funeste imminent pour le régime chinois de l’après-1989.
Sur le plan politique, 1989 a marqué un tournant plus fondamental pour les pays d’Europe orientale et centrale que pour la Chine. En effet, même si la transition démocratique a procédé avec des temporalités différentes et avec des degrés différents d’aboutissement en Europe orientale et centrale, la période qui suit 1989 a signifié la fin des régimes autoritaires voire totalitaires. Pour les dirigeants chinois, au contraire, le contexte politique aussi bien national qu’international a accru leur vigilance par rapport à toute velléité structurée d’opposition, de même que par rapport aux conséquences potentiellement déstabilisatrices d’avancées démocratiques. Les différents mouvements démocratiques en Europe centrale et orientale, ainsi qu’en Asie centrale (que cela soit dans les années 1990 ou lors des « révolutions de couleur » de 2002 à 2005 en Géorgie, Ukraine, Tadjikistan ou Kirghizistan), ont vraisemblablement conforté les leaders chinois dans leur conviction que toute avancée démocratique pouvait rapidement devenir incontrôlable ; le pouvoir du parti sur les cadres devait dès lors demeurer une pierre angulaire du système politique en Chine (p. 55). Par ailleurs, le contexte politique national et international de l’après 1989 a eu pour conséquence que le renforcement et la concentration du pouvoir par l’État-Parti, de même que son utilisation plus efficace des ressources au service du développement économique et de la sécurité nationale, sont devenus des priorités absolues, définissant les réformes économiques au cours des deux décennies écoulées depuis 1989 (p. 144). Gageons au vu du budget croissant consacré ces dernières années au « maintien de la stabilité sociale » (weiwen) en Chine, que les événements récents liés au « Printemps arabe » [2] tendent à renforcer davantage les dirigeants chinois dans cette tendance à la consolidation de leur pouvoir et à anticiper toute forme de contestation sociale organisée qui pourrait menacer ce pouvoir.
Si 1989 a représenté un tournant d’une portée autrement plus significative pour les pays d’Europe de l’Est et l’Union soviétique que pour la Chine, l’orientation nouvelle et l’approfondissement des réformes économiques prises en Chine à partir du milieu des années 1990 allaient néanmoins avoir des conséquences décisives sur l’évolution du pays. Recentralisation du pouvoir, renforcement des intérêts de l’État-Parti au niveau économique, accroissement des inégalités et du coût social des réformes singularisent cette deuxième phase entamée vers 1993-1994. Globalement, deux traits majeurs caractérisent cette phase. Premièrement, la nouvelle orientation a signifié la fin de la période « reform without losers » (« réformes sans perdant »), à savoir la volonté d’exposer dorénavant la société à la compétition et de faire porter les coûts sociaux de cette orientation par certaines classes sociales. Deuxièmement, la volonté de renforcer les intérêts et les ressources de l’État devenait une priorité dès lors plus jamais abandonnée (p. 138). Mais un autre élément important a changé non seulement le cours des réformes, mais aussi la nature du Parti lui-même : l’implication croissante du Parti communiste chinois dans les activités économiques. Comme le souligne Naughton :
Today, the Communist Party manages the largest, most concentrated groupings of capital in China, and it perceives many policy issues from the standpoint of the owners of capital
Aujourd’hui, le Parti communiste chinois gère les groupements de capitaux les plus volumineux et les plus concentrés en Chine et il appréhende de nombreuses questions de politiques à partir de la perspective des détenteurs de capitaux) (p. 144).
Si l’une des problématiques majeures de l’ouvrage est celle du renforcement ou de l’affaiblissement du pouvoir politique, la question du poids économique global des anciens pays du bloc de l’Est et de la Chine fait l’objet de deux chapitres et est évoquée dans plusieurs autres contributions de l’ouvrage. On y note le déclin progressif et général du poids économique des anciens pays du bloc de l’Est, qui avait commencé déjà à l’époque de l’URSS mais qui s’accélère considérablement après 1989. Ce déclin concerne l’ensemble des pays de l’ancien bloc soviétique. Böröckz souligne ainsi l’ironie liée au fait que les économies de ces pays témoignaient d’une plus grande hétérogénéité avant 1989 que durant la période de déclin qui toucha ces pays après 1989. En Chine et en Inde, c’est une trajectoire inverse qui se produisit au cours des deux dernières décennies, la Chine devenant la deuxième économie la plus importante et étant en passe de devenir la deuxième puissance politique et économique sur le plan mondial (p. 126).
Transformations progressives versus « thérapie de choc »
Un autre élément de contraste, ayant trait davantage aux transformations socio-économiques, parcourt l’ensemble de l’ouvrage, à savoir le caractère gradué, progressif et hybride des transformations de l’économie en Chine, alors que c’est la nature radicale et socialement déstabilisatrice des mutations menant à une économie de marché qui ressort dans les pays d’Europe de l’Est et d’Europe centrale. Sur ce plan, une dimension peu étudiée en ce qui concerne l’accroissement des inégalités en Chine est mise en évidence : dans un contexte général de forte polarisation sociale au cours des deux dernières décennies, l’action du gouvernement chinois pour réduire l’intensité de l’inégalité au sein des mêmes secteurs (électricité, industrie métallurgique, chimique, etc), et des organisations ou des unités de travail, a eu comme effet de réduire l’impact négatif des inégalités de revenu, notamment sur le plan psychologique, sur les différentes catégories de la population chinoise, contrairement à ce qui s’est produit dans nombre de pays d’Europe post-socialiste (p. 225).
Si c’est davantage ce qui différentie les trajectoires dans les deux aires géographiques étudiées qui est mis en avant, deux points communs sont néanmoins soulignés par Bandelj et Solinger. Premièrement, l’introduction de mécanismes de marché dans l’économie et les privatisations ont aggravé considérablement les inégalités tout en ayant permis en Chine comme en Europe orientale et centrale une amélioration importante du niveau de vie. Par ailleurs, le personnel politique a globalement réussi, même si à des degrés divers et dans des configurations politico-économiques différentes, à transformer son capital politique en capital économique.
À la lecture de l’ouvrage, on peut se demander dans quelle mesure le contraste entre un État-Parti plus fort en Chine et des États affaiblis en Europe centrale et orientale n’a pas pour effet de produire par un jeu de miroirs une image démesurément cohérente, ordonnée et nécessairement efficace de l’action de l’État-Parti en Chine. Une telle image tend à négliger les es tensions qui animent l’Etat-Parti en son sein, ainsi qu’au niveau des rapports qu’il entretient avec les différentes catégories de la population. Concernant la gestion des conflits sociaux et la « résilience de l’État-Parti », les auteurs abordant cette problématique ont somme toute fort peu évoqué les travaux de chercheurs (sociologues, politologues et juristes) qui mettent en avant la faible capacité du système actuel à canaliser le mécontentement et les demandes de la société chinoise [3]. Par ailleurs, la question des liens entre système politique et juridique est littéralement absente de l’ouvrage [4], que cela soit dans le cas chinois ou dans celui des pays d’Europe centrale et orientale. Si on peut dire que la nature des relations entre les États et leurs citoyens a profondément changé dans les pays d’Europe de l’Est ayant adopté diverses modalités de représentation démocratique, qu’en est-il dans ces pays de l’évolution de l’État de droit ? En Chine, la subordination du droit au politique n’est-elle pas aussi, dans un contexte d’alliances profondément ancrées entre pouvoirs politique et économique, une source majeure de mécontentement social ?
Cela étant, cet ouvrage n’en demeure pas moins très stimulant et d’une grand limpidité, chaque chapitre faisant un état des lieux clair et succinct de la problématique abordée. Soulignons enfin que le point fort de ce volume réside en un solide travail de coordination scientifique, un souci qui se ressent à la lecture de la quasi-totalité des chapitres qui sont enrichis d’un questionnement comparatif entre l’Europe de l’Est et les pays de l’Ex-URSS d’une part, et la Chine d’autre part.