La parution des écrits complets d’André Bazin (1918-1958) est un événement considérable pour la critique d’art. Hervé Joubert-Laurencin, qui a présidé à ce monumental travail d’archives, rappelle dans cet entretien ce qui fait la particularité de celui qui se définissait comme un sociologue du cinéma et qui fut, avant tout peut-être, un écrivain de premier plan.
Prise de vue : C. Guesde. Montage : A. Suhamy. Propos recueillis par F. Guénard & A. Suhamy.
Professeur d’esthétique et d’histoire du cinéma à l’université Paris Nanterre, Hervé Joubert-Laurencin a dirigé plusieurs projets de recherches consacrés à André Bazin et constitué une base de données en ligne de ses articles (Baz-in). Il a publié en 2014 aux Éditions de l’Œil : Le Sommeil paradoxal. Écrits sur André Bazin, et dirigé le collectif Ouvrir Bazin. Il a en outre réalisé, avec Marianne Dautrey, Bazin Roman, documentaire consacré au projet de film inachevé d’André Bazin sur les églises romanes de Saintonge.
Tel qu’en lui-même enfin...
Bizarre destin que celui d’André Bazin, né il y a cent ans et emporté à quarante ans par une leucémie, le 11 novembre 1958. Lui qui fut sans doute le plus fameux critique de cinéma, sinon le plus grand critique d’art de l’après-guerre, icône de la Nouvelle Vague, son œuvre a été souvent réduite à quelques formules brillantes et énigmatiques, et sa figure régulièrement ramenée à la célèbre « politique des auteurs », alors que le vrai Bazin n’a cessé de contester cette doctrine, contre ses propres collaborateurs des Cahiers du Cinéma : Truffaut, Rohmer, Chabrol, Godard. Surtout, l’ensemble de l’œuvre restait pour une grande part inconnue. L’édition complète qui paraît aujourd’hui découvre quelque 90% de textes non pas totalement inédits, mais jamais réédités depuis leur première publication dans les multiples revues et journaux auxquels collaborait le critique : 2700 textes, entre 1942 et 1958. C’est un événement, gros d’une nouvelle postérité qui sera, comme l’écrit H. Joubert-Laurencin dans sa belle introduction, plus riche encore peut-être que la précédente.
Certes Bazin avait lui-même avant sa mort rassemblé ceux de ses écrits qui lui paraissaient les plus importants, dans un livre intitulé Qu’est-ce que le cinéma ? qui fut longtemps réédité (mais amputé des deux tiers). Il en ressortait la figure d’un grand théoricien, autour de l’analyse de quelques grands films ; mais plus qu’un théoricien, Bazin fut d’abord un praticien, un « sociologue du cinéma » (selon sa propre expression) qui commentait la production au jour le jour, tantôt pour des journaux à grand tirage (Le Parisien libéré, France Observateur…), tantôt pour des revues spécialisées ou non (Les Cahiers du cinéma et l’Écran français, mais aussi Esprit, Les temps modernes, Arts), s’attachant à capter « l’essence du cinéma » dans l’éclat de l’instant et dans sa constante évolution et, surtout, dans une perpétuelle remise en question fondée non pas sur la politique des auteurs, mais sur l’analyse serrée des rapports secrets, quasi inconscients qu’entretiennent dans l’art la création et la réception.
Bazin, dit-on, était atteint d’une forme particulière de bégaiement qu’on nomme « troncation » : au lieu de bloquer sur une syllabe qu’on répète, on s’interrompt brutalement au milieu d’un mot, comme pour attendre de l’auditeur qu’il complète le mot. Instituteur, telle était la vocation primitive de Bazin qui dut renoncer à cette carrière, soit en raison de son infirmité et de sa très mauvaise santé, soit parce qu’il désapprouvait la transformation du métier imposée par le régime de Vichy. Mais d’une certaine façon, c’est la même vocation qu’il transpose dans la critique - et le même handicap qu’il transforme en vertu rhétorique. Dans un beau numéro de Critique d’octobre 2018 (« André Bazin, le regard inépuisable »), Patrizia Lombardo parle avec éloquence de ce style dense et elliptique, propre à « éblouir pour mieux rendre l’éblouissement éprouvé par celui qui a regardé des images ». Nourri de Pascal et de Mallarmé dont il reprend régulièrement l’incipit du Tombeau d’Edgar Poe, Bazin a le sens de la formule baroque, paradoxale, « hyperbologique » (voir le texte de Marco Grosoli dans le même volume, p. 847), où les contraires s’entrechoquent sans se résoudre en de trop simples synthèses.
Un sociologue de l’art
Si la postérité a retenu les analyses de Bazin sur le « montage interdit » (il invente le mot « plan-séquence »), sur la profondeur de champ chez Welles, sur la « robe sans couture de la réalité » chez Renoir, ou encore sur « l’impureté » constitutive de cet art « dernier venu », toutes intuitions gravitant autour de la notion de réalisme, cette dernière ne fournit aucun a priori ni système normatif, quand bien même ces analyses ont exercé une influence majeure sur les cinéastes qui commencèrent à tourner à la fin des années 1950. Il n’en reste pas moins que, comme le souligne néanmoins avec force Hervé Joubert-Laurencin dans sa préface, il n’y a pas de « système » bazinien, ce dont cette édition complète fait apparaître la raison en pleine lumière.
Le film, pour Bazin, n’est pas que la bande conçue en studio et table de montage par un auteur dont il s’agirait de scruter les intentions, voire de forcer le secret de la création. L’essence du cinéma est à chercher plutôt, et premièrement, dans la projection de l’œuvre dans une salle et dans l’effet que cette projection produit sur un public donné, à une époque donnée : « Le cinéma, écrit Bazin dans l’un de ses tout premiers textes, comme tout art naissant, doit être analysé dans sa complexité concrète, dans la totalité de ses relations avec le milieu social hors duquel il n’existerait pas. » Il faudra donc, pour « comprendre avec réalisme (…) le fait esthético-social le plus significatif du monde moderne », « étudier la psychologie de la perception de l’image par le spectateur, connaître les réactions du public ». Bref, « l’esthétique cinématographique sera sociale, ou le cinéma se passera d’esthétique ».
Le critique doit donc être « un sociologue de l’art » (article 9) et un chroniqueur du cinéma se faisant, car le créateur est « embarqué » sur le « flot puissant » de la production et de ses déterminations sociales (« De la politique des auteurs », 1957) . Mais cette sociologie, justement parce qu’elle part de l’effet sur le public, s’élève d’emblée à la hauteur du mythe, non pas du mythe ancien (à la Cocteau), mais des mythes contemporains que l’image animée a le pouvoir de reconfigurer. Certaines envolées sont célèbres : dans le Dictateur, Chaplin répond au « cambriolage ontologique » perpétré par Hitler sur sa moustache, tandis que le cinéma soviétique procède à la « momification » (encore !) de Staline (Esprit, août 1950)... Cette édition en révèle une foultitude d’autres, qui ne portent d’ailleurs pas seulement sur les « auteurs » de films, mais aussi sur des acteurs mythiques comme Jean Gabin ou Humphrey Bogart sur lequel Bazin, alors qu’il est lui-même très malade, écrit une admirable nécrologie (article 2220, 1957) : « nul plus que Bogart n’a, si j’ose ainsi écrire, incarné l’immanence de la mort, son imminence aussi »…
« En ressemblant de plus en plus à sa mort, c’est de lui-même que Bogart achevait le portrait. On n’admirera jamais assez sans doute le génie de cet acteur qui sut nous faire aimer et admirer en lui l’image même de notre décomposition (...) L’homme bogartien ne se définit pas par son respect accidentel ou son mépris des vertus bourgeoises, par son courage ou sa lâcheté, mais d’abord par cette maturité existentielle qui transforme peu à peu la vie en une ironie tenace aux dépens de la mort ».
La conjuration de la mort par la mimésis : telle est précisément selon Bazin, dès le célèbre article sur « L’ontologie de l’image photographique » (article rédigé en 1944 et repris en ouverture de Qu’est-ce que le cinéma ?), la source la plus ancienne de l’art, « le besoin primitif d’avoir raison du temps par la pérennité de la forme ». Si, « à l’origine de la peinture et de la sculpture, nous trouvons le complexe de la momie... », la photographie et le cinéma prennent à leur tour en charge le « problème du réalisme » : « pour la première fois, l’image des choses est aussi celle de leur durée et comme la momie du changement ». Mais à son tour cette momie doit pour ne pas mourir s’embarquer sur le flux éternel de l’évolution. C’est ici que le critique intervient.
Le critique et le mouvant
L’idée d’une constante et indispensable évolution du cinéma est sans doute le credo unique de Bazin, avide d’épouser la vie de l’art dans son avancée perpétuelle, ce qui le conduit, par exemple, à tempérer l’éloge d’un « chef d’œuvre anachronique » tel que le Dies Irae de Dreyer : « si beau qu’il soit, tout film qui ne fait pas avancer le cinéma n’est plus tout à fait du cinéma, faute d’être en accord avec la sensibilité actuelle du public » (article 258). Tout se passe comme si le cinéma dans son ensemble était lui-même une bande en mouvement qui jamais ne doit s’arrêter de tourner en fonction du goût du public – non pas tant pour s’y conformer que pour le modeler : incorruptible, le critique évalue chaque œuvre à l’aune de cette impérative évolution du langage cinématographique, jusqu’à s’interroger sur la possible disparition de cet art qui n’aura peut-être été qu’une heureuse parenthèse esthétique, une « illusion d’optique de l’histoire, fugace comme le dessin d’une ombre par le soleil » « dans la vaste évolution des moyens de reproduction mécanique » (31 août 1953, article 1404). De là aussi l’intérêt de Bazin pour la télévision naissante à laquelle, souvent immobilisé par la maladie qui le rongeait, il a consacré un grand nombre de chroniques tout à fait passionnantes.
De là, aussi, et c’est l’un des aspects majeurs de cette édition complète, une permanente évolution de ses propres appréciations, constamment remises en question : « C’est d’abord qu’en matière de cinéma, les jugements évoluent particulièrement vite, à l’image de l’évolution accélérée du cinéma » (article 2066). Dans notre entretien, H. Joubert-Laurencin mentionne l’exemple des films américains de Renoir et celui des Dames du bois de Boulogne de Bresson. À sa sortie, Bazin n’y voit qu’un mélodrame précieux, contradiction dans les termes, les auteurs ayant commis l’erreur de transposer un drame du XVIIIe siècle à notre époque :
Les vaines subtilités de l’intrigue, la banalité fausse et maniérée du dialogue sont à l’opposé des vertus mêmes du mélo. Qu’ils le veuillent ou non, Bresson et Cocteau se sont moqués du public qui vient au mélo pour y croire et pour pleurer. Il est bien juste que le public se venge en se moquant du film.
Mais quelque temps plus tard il revoit le film dans un festival où un public d’estivants « qui n’a rien de l’habitué des ciné-clubs » lui fait un triomphe, « prouvant ainsi que l’on n’a pas toujours raison de ne pas faire confiance au public pour des films de qualité exceptionnelle ». Bazin révise alors son jugement, et renverse en quelque sorte sa propre analyse dans un article époustouflant, comme s’il avait pris conscience que ce que qui lui était apparu comme de la vanité n’était autre que le « contrepoint de la réalité avec elle-même » dont procède la stylistique bressonienne :
Dans les Dames du bois de Boulogne, Bresson a spéculé sur le dépaysement d’un conte réaliste dans un autre contexte réaliste. Le résultat c’est que les réalismes se détruisent l’un l’autre, les passions se dégagent de la chrysalide des caractères, l’action des alibis de l’intrigue et la tragédie des oripeaux du drame. Il n’a fallu que le bruit d’un essuie-glace sur un texte de Diderot pour en faire un dialogue racinien. (Cahiers du Cinéma, n° 3, juin 1951, texte 798).
Cet exemple montre au passage que la notion de réalisme, bien qu’omniprésente sous la plume de Bazin, n’a rien d’une simple constatation factuelle ou d’un système normatif, approximativement indexée sur une équation entre réalisme et vérité. Capable de se multiplier, elle sert plutôt de matrice à des analyses stylistiques qui s’ancrent dans une socio-psychologie des profondeurs qui suit le mouvement du réel dans son ensemble, en tant qu’il investit l’image (« le réel a plus de talent que tous les auteurs de film ») et qu’il enveloppe, explique et déborde de toutes parts le cadre cinématographique.
Ce sont ces « repentirs », ces amendements honorables, ces révisions constantes du jugement que donne à suivre cette édition complète, mais aussi l’inépuisable invention du style, Bazin s’ajustant aux plus divers publics dont il informe le goût avec la versatilité d’un écrivain aux multiples casquettes. Admirable aussi son aptitude conciliatrice, trouvant toujours une voie pour déjouer les dogmatismes de tout bord (l’élitisme de ses amis des Cahiers s’exposant à la contestation de la critique de gauche, comme le communiste Sadoul).
Un exemple parmi d’autres : le film de Jacques Tati, Mon oncle, se voit traité de « poujadiste ou « petit-bourgeois ». « La morale sociale de Mon oncle est-elle acceptable ? », se demande sans hésiter Bazin (article 2591, 8 juin 1958). Il entend l’objection et lui fait droit, mais il ajoute : « Chez les grands artistes, la vérité n’est pas dans la pensée explicite, elle réside dans l’efficacité a posteriori de l’oeuvre elle-même. » Suit une préfiguration de la fortune du film, qui semble gravée par la plume de Tocqueville : « Mon oncle ne contrecarre pas le progrès : il lui donne des chances de s’humaniser, en sachant intégrer les vertus de l’ancien dans les avantages du nouveau. La conscience de ce que nous risquons de perdre nous aidera à le sauver. »
Dans son tout dernier texte, publié après sa mort, en décembre 1958, Bazin écrivait :
« il n’y a pas, en art, d’erreurs absolues. La fonction du critique n’est pas d’apporter sur un plateau d’argent une vérité qui n’existe pas, mais de prolonger le plus loin possible dans l’intelligence et la sensibilité de ceux qui le lisent, le choc de l’œuvre d’art. » (Cinéma 58, décembre 1958, texte 2681).
Gageons que cette édition complète prolongera longtemps le choc causé par celui dont Jean Renoir disait qu’il faisait partie de la toute petite cohorte des êtres utiles.
Ariel Suhamy, « André Bazin tel qu’en lui-même. Entretien avec Hervé Joubert-Laurencin »,
La Vie des idées
, 15 février 2019.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net./Andre-Bazin-tel-qu-en-lui-meme
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