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Comment réduire les violences policières ?

À propos de : « Fatal Police Shootings : Patterns, Policy, and Prevention », dossier spécial de the Annals of the American Academy of Political and Social Science


par Magda Boutros , le 3 juin 2020


Alors que les violences meurtrières de la police enflamment de nouveau les États-Unis, une quinzaine de chercheurs évaluent l’efficacité des réformes visant à en réduire le nombre. Une étude qui vaut aussi pour la France.

Alors que des révoltes éclatent une fois encore aux États-Unis contre les violences policières racistes, des chercheurs tentent d’évaluer l’efficacité de diverses mesures visant à réduire les interventions policières mortelles. C’est notamment l’ambition d’un dossier spécial de la revue ANNALS of the American Academy of Political and Social Science (AAPSS). Le dossier est édité par Lawrence Sherman, le père fondateur du evidence-based policing, une approche qui appelle à fonder les politiques policières sur les résultats de la recherche empirique.

La conclusion principale est qu’il existe peu de recherches concluantes sur l’efficacité de mesures souvent considérées comme de bon sens, telles que les caméras embarquées, les formations à la désescalade, ou les instances de contrôle citoyen (voir l’article de Robin Engel et ses collègues dans ce dossier ). Les articles du dossier portent uniquement sur les États-Unis, mais ils offrent des enseignements intéressants pour la France à un moment où les violences policières sont devenues un objet central du débat politique et des revendications militantes.

Mesurer l’impact des réformes mises en place post-Ferguson

Ce dossier spécial intervient cinq ans après la mort de Michael Brown, un Afro-Américain tué par la police en 2014 à Ferguson, qui a provoqué l’émergence du mouvement Black Lives Matter. Sous l’impulsion du mouvement, le Président Obama a réuni une taskforce d’experts qui ont recommandé une série de réformes [1] et plusieurs polices locales ont restreint l’usage des armes (par exemple en interdisant de tirer sur des véhicules en mouvement), généralisé l’utilisation de caméras embarquées, et renforcé leurs formations à la désescalade (voir l’article de Laurie Robinson dans ce dossier ).

Si ces mesures n’ont pas radicalement réduit le nombre d’interventions policières mortelles, les auteurs du dossier s’accordent à dire qu’elles ont apporté des changements importants dans la gestion de l’action policière [2]. Le dossier cherche à mesurer l’effet de ces changements, en adoptant l’approche empirique du evidence-based policing, qui insiste sur la nécessité de cibler les réformes là où elles auront le plus d’impact, de tester les nouvelles mesures, et de surveiller leur mise en place (« targeting, testing, tracking », voir l’introduction du dossier écrite par Lawrence Sherman).

Quels facteurs sociaux favorisent l’usage de la force ?

Dans le dossier de l’AAPSS, deux articles proposent des méthodologies innovantes pour étudier les caractéristiques individuelles (âge, genre, race, ancienneté) qui augmentent la probabilité qu’un policier use de la force excessive, tout en les distinguant d’autres facteurs tels que le contexte de l’intervention ou les politiques institutionnelles.

Greg Ridgeway propose d’analyser les cas de violences policières mortelles où plusieurs agents étaient présents, et de comparer les caractéristiques du policier tireur et celles des autres qui étaient présents mais n’ont pas fait usage de la force. Son enquête se base sur une analyse de 106 interventions de la NYPD où un policier a fait usage de son arme entre 2004 et 2006, et montre que les policiers hauts gradés, ainsi que ceux qui commencent leur carrière dans la police plus tard, tirent moins souvent. Les résultats montrent également que les policiers noirs ont une plus forte probabilité de tirer que les blancs. Avec cette méthodologie, Ridgeway offre une solution à l’un des problèmes récurrents des enquêtes sur les policiers violents : il est souvent impossible de distinguer l’effet des caractéristiques individuelles et celui des facteurs institutionnels (puisque par exemple, les noirs et les plus jeunes ont plus de chances d’être placés dans des unités où ils courent plus de risques). Son approche permet de mieux identifier les agents à risque et donc de mieux cibler les interventions visant à réduire l’usage de la force.

Pour leur part, Linda Zhao et Andrew Papachristos effectuent une analyse des réseaux à partir d’une base de données contenant toutes les plaintes déposées contre des agents de la police de Chicago, entre 2000 et 2016. Leur enquête montre que si les policiers qui usent de leur arme à feu sont une petite minorité, ils occupent une position particulière dans les réseaux policiers : ils connectent des équipes qui ne sont pas autrement connectés. En d’autres termes, le fait d’avoir travaillé dans beaucoup de différentes unités augmente la probabilité de tirer, même en prenant en compte les caractéristiques individuelles. Pour expliquer ces résultats, les auteurs soulèvent la possibilité que la politique de muter les policiers qui « posent problème » ou qui sont accusés d’usage excessif de la force, contribuerait à diffuser des pratiques violentes d’une unité à l’autre et d’un quartier à l’autre.

Quelles formations pour réduire les violences policières ?

Une des solutions les plus fréquemment proposées pour réduire l’usage de la force policière est d’améliorer la formation des policiers. Deux articles du dossier préviennent qu’il existe peu de résultats concluants démontrant l’efficacité des formations les plus souvent recommandées (formation aux biais implicites et à la désescalade [3]), et proposent de nouveaux modèles.

Scott Wolfe et ses collègues ont étudié une formation innovante fondée sur une attention plus globale aux compétences d’interaction sociale des policiers, qui se focalise sur l’importance du respect, de l’écoute, du contrôle de soi, et de l’usage de la force uniquement en dernier recours. La formation se basait sur le principe de la pratique répétitive et délibérée, et chaque policier suivait une heure de formation toutes les deux semaines pendant trois à six mois. L’article suggère que cette approche est efficace pour modifier l’attitude des policiers, mais il n’évalue pas l’impact de la formation sur les comportements policiers sur le terrain.

Harold Pollack et Keith Humphreys proposent pour leur part de former les policiers à la gestion de crise pour améliorer leur aptitude à faire face à des individus en crise de santé mentale. Ce type de formation insiste sur la désescalade, mais également sur l’importance de donner du temps et de la distance à la personne en crise. Les auteurs affirment qu’une telle formation permettrait de réduire la fréquence de l’usage de la force mortelle envers des individus en crise, mais notent qu’elle doit également être accompagnée d’autres mesures pour limiter, en amont, le besoin d’intervention policière, telles qu’un meilleur accès aux services sociaux, médicaux, et de logement pour les personnes présentant des troubles du comportement.

Comment « réconcilier » la police et la population ?

Dans leur article, Thomas O’Brien et ses collègues commencent par noter que la fréquence des cas de violences policières, surtout envers les populations noires, renforce la perception de ces communautés que la police est illégitime. Tout effort de réconciliation et de rapprochement entre la police et la population, écrivent-ils, doit prendre en compte l’oppression historique des Afro-Américains et le rôle central que joue la police dans le maintien de cette oppression.

Les auteurs ont voulu mesurer l’impact qu’auraient des excuses de la part de la police suivant un incident de violences policières. Pour ce faire, ils ont effectué une expérimentation qui consistait à proposer à différents groupes de sondés des scénarios fictifs, et à demander leur réaction si ce scénario arrivait dans leur quartier. [4] Leurs résultats démontrent que seules des excuses accompagnées d’une reconnaissance de responsabilité de la part de la police ont le potentiel de reconstruire la confiance entre la police et les populations opprimées. Les tentatives d’excuses partielles qui n’incluent pas une admission de responsabilité de la police, auront tendance, au contraire, à réduire encore plus la confiance en la police et la coopération police-population.

Quid des changements structurels ?

Globalement, le dossier analyse peu les conditions structurelles qui mènent à un taux de violences policières mortelles si élevé aux États-Unis, mis à part un article de Franklin Zimring sur le modèle fédéral américain et les blocages qui en découlent pour réformer l’action policière, et celui de Daniel Nagin qui suggère qu’il existe un lien entre les taux d’armes entre les mains de la population et le nombre de violences policières mortelles.

Il existe pourtant de nombreux travaux qui analysent le rôle que joue la police dans le maintien de l’oppression raciale et sociale de certaines populations, et qui affirment que la police ne saurait être utilement réformée sans réduire les inégalités raciales et socio-économiques et transformer le fond de la mission policière, du contrôle social des populations marginalisées, à l’inclusion et à la réduction des maux [5].

Ainsi, l’ambition de ce dossier est limitée. Elle n’est pas de repenser radicalement la manière dont les institutions policières et judiciaires fonctionnent, comme le demandent les militants de Black Lives Matter, mais seulement de mesurer l’effet de certains facteurs individuels et institutionnels sur le nombre de décès lors d’interventions policières.

Quelles leçons pour la France ?

Bien que le dossier de l’AAPSS porte uniquement sur les États-Unis, les enquêtes présentées peuvent aider à repenser l’usage de la force policière en France. Il n’est pas ici question de faire de fausses équivalences. Il existe des différences importantes entre les deux pays : le nombre d’interventions policières mortelles est bien plus élevé aux États-Unis qu’en France [6] ; le port d’armes par les citoyens y est autorisé et la police est exposée à des risques autrement plus importants qu’en France [7] ; et la police américaine est extrêmement décentralisée [8]. Cependant, il existe également des similarités qui rendent les résultats de la recherche états-unienne intéressants pour une réflexion sur les interventions policières fatales en France. En France comme aux États-Unis, la police tue régulièrement des personnes ne présentant aucun danger pour les policiers ou pour autrui [9] ; les minorités ethniques sont surreprésentées parmi les victimes ; et la contestation sociale contre ces violences policières se fait de plus en plus entendre ces dernières années.

Ce dossier offre deux pistes pour entamer un débat sur la réduction des violences policières en France.

Exiger une plus grande transparence de la part de la police. Les enquêtes présentées ici ont été possibles uniquement parce-que la police a rendues publiques des données sur les interventions police-citoyen, l’usage des armes à feu, et les plaintes déposées contre des policiers en exercice. La police française ne rend publiques que très peu de données, ce qui rend la réalisation d’évaluations indépendantes des réformes difficile (et les images capturées par des citoyens d’autant plus importantes).

Il n’existe pas de réforme miracle. L’exemple américain montre que malgré une volonté politique plus marquée ces dernières années de réduire les interventions policières mortelles, les réformes mises en place ont eu un effet limité et le nombre de décès aux mains des forces de l’ordre demeure très élevé. Les auteurs du dossier concluent qu’il faut continuer à évaluer systématiquement les nouvelles mesures pour mieux comprendre leurs impacts.

Il faudrait peut-être également élargir le champ de la réflexion, et dépasser les tentatives de réformer le système existant, pour repenser la police, en commençant par réduire radicalement le port d’armes par les policiers [10], revoir les lois sur l’usage de la force, et refonder le contrôle judiciaire de l’action policière avec un organe d’enquête indépendant. On pourrait également viser à réduire, en amont, le besoin d’interventions policières, en investissant dans des systèmes alternatifs pour la gestion des confits tels que la justice restaurative ou les médiations autonomes, ou encore en ré-allouant une partie du budget de la police pour investir dans les quartiers les plus défavorisés – dans l’éducation, l’emploi, la culture, ou les services de santé mentale – pour réduire, en amont, le besoin d’interventions policières.

par Magda Boutros, le 3 juin 2020

Pour citer cet article :

Magda Boutros, « Comment réduire les violences policières ? », La Vie des idées , 3 juin 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./ANNALS-Fatal-Police-Shootings-Patterns-Policy-Prevention

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Ces réformes incluent la mise en place de procédures équitables dans les interactions avec les citoyens (procedural justice), le renforcement de la police de proximité, l’amélioration des formations policières, l’utilisation des nouvelles technologies, etc., tout en insistant sur la nécessité d’une évaluation continue des mesures mises en place. President’s Task Force on 21st Century Policing. 2015. Final Report of the President’s Task Force on 21st Century Policing. Washington, DC : Office of Community Oriented Policing Services.

[2Plusieurs auteurs du dossier notent cependant que si le Président Obama a pris en main le dossier des réformes concernant la police, l’administration du Président Trump a abandonné le leadership fédéral dans ce domaine et laisse le dossier aux localités.

[3La formation aux biais implicites se base sur l’idée que tous les individus opèrent avec des attitudes ou croyances inconscientes, qui peuvent être basées sur des stéréotypes ethniques ou raciaux. La formation vise à rendre la personne consciente de ses biais implicites et l’aider à ne pas baser ses comportements sur ces stéréotypes. La formation à la désescalade quant à elle offre aux forces de l’ordre des outils pour faire baisser les tensions sur le terrain.

[5Voir par exemple, Michelle Alexander, The New Jim Crow : Mass Incarceration in the Age of Colorblindness, 2010  ; Monica Bell, «  Police Reform and the Dismantling of Legal Estrangement  », 2017 The Yale Law Journal   ; Katherine Beckett and Steve Herbert, Banished : The New Social Contract in Urban America, 2010  ; Franklin Zimring, When Police Kill, 2017.

[6D’après les recensements indépendants du Guardian et du Washington Post, un peu plus de 1000 personnes meurent chaque année entre les mains de la police aux États-Unis. En France, Basta  ! recense entre 20 et 25 victimes annuelles dans les dernières années (en excluant les homicides commis par des policiers hors service). Cela équivaut à un taux par habitants de 3 morts pour un million d’habitants aux USA, contre 0,3 en France.

[7Dans le dossier, l’article de Daniel Nagin montre que les États américains où les habitants ont plus d’armes ont aussi des taux plus élevés d’interventions policières mortelles.

[8Il existe 18000 forces de police aux États-Unis, qui opèrent aux niveaux de l’État fédéral, des États, des villes, et des localités.

[9La base de données du journal Basta  ! montre que 57 % des personnes décédées lors d’interventions policières en France n’étaient pas armées.

[10La France est un des pays européens avec la police la plus lourdement armée. Par exemple, au Royaume Uni, plus de 90 % des policiers ne portent pas d’arme à feu. Il en va de même pour le maintien de l’ordre, où la police française utilise des armes qu’aucun autre pays européen n’autorise. Pour une comparaison historique de l’armement français et allemand en maintien de l’ordre, voir https://laviedesidees.fr/La-police-par-les-armes.html

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