Si l’histoire des Juifs en Allemagne depuis 1945 peut être celle d’un retour possible, elle n’est pas – pas encore du moins – une histoire heureuse.
Si l’histoire des Juifs en Allemagne depuis 1945 peut être celle d’un retour possible, elle n’est pas – pas encore du moins – une histoire heureuse.
Recensé : Olivier Guez, L’impossible retour. Une histoire des juifs en Allemagne depuis 1945, Paris, Flammarion, 2007.
Le 9 novembre 1969, un drame fut évité de justesse dans la synagogue de la Fasanenstrasse à Berlin, l’emblème de la présence juive dans la partie ouest de la ville divisée. Une bombe armée fut découverte par la femme de ménage et put être désamorcée à temps. Vingt-quatre ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, on voulait tuer des Juifs en Allemagne. La date du 9 novembre n’était pas choisie au hasard : c’est celle de la Nuit de Cristal ; l’engin aurait dû exploser 31 ans jour pour jour après la destruction de la quasi-totalité des synagogues du pays par les SA. Et pourtant, elle avait été posée par un groupuscule non pas d’extrême droite, mais d’extrême gauche ; l’attentat fut revendiqué par un communiqué signé des « Tupamaros Berlin-Ouest » et motivé par la lutte contre l’Etat d’Israël et la cause palestinienne [1].
Cet épisode méconnu est rappelé dans le livre qu’Olivier Guez, un jeune journaliste français, originaire de Strasbourg et basé à Berlin, consacre à l’histoire des Juifs en Allemagne depuis 1945 et dont le titre – L’impossible retour – introduit une ambiguïté que l’auteur s’emploie à explorer tout au long de l’ouvrage. Même si les Allemands de la génération de l’après-guerre furent peu nombreux à dériver vers le terrorisme, l’itinéraire politique et intellectuel de ceux qui franchirent le pas de la lutte armée révèle la confusion extrême d’une génération née pendant ou après la guerre et grandie dans le confort d’une Allemagne reconstruite et rassasiée par son « miracle économique ». Il révèle aussi la difficile et obsessionnelle relation que ceux-ci entretenaient avec les Juifs, et donc avec les Juifs qui étaient restés ou revenus vivre en Allemagne. Les attaques contre Israël, puis contre les Juifs, participèrent à briser un tabou de la République Fédérale d’Allemagne, celui qui interdisait toute critique envers l’Etat d’Israël. Les membres de l’organisation terroriste Fraction Armée Rouge (RAF), dont on sait que certains furent aidés par les services de la RDA, placèrent leur lutte contre Israël, menée au nom de la cause palestinienne et de la Révolution mondiale qui devait venir du Tiers-Monde, au sommet de leur agenda politique, et s’enfoncèrent rapidement dans un antisémitisme de plus en plus virulent. Ces hommes et ces femmes faisaient paradoxalement partie d’une génération qui refusait le silence de leurs parents sur la culpabilité de l’Allemagne ; ils se retrouvèrent à insulter et à attaquer les Juifs en utilisant des termes comme tirés de la propagande de Goebbels. Il leur fallait pour cela, curieusement, effacer la Shoah de la culpabilité allemande. En s’élevant contre leurs pères, réels ou symboliques – allant jusqu’à assassiner des dirigeants économiques allemands – ces terroristes rejoignaient la négation même de la culpabilité contre laquelle ils avaient voulu se dresser. La phrase la plus couramment citée pour illustrer cette immense confusion criminelle est celle d’Ulrike Meinhof, qui, devant un tribunal allemand, expliqua que « six millions de Juifs furent tués et jetés au fumier de l’Europe parce qu’ils étaient des Juifs d’argent [2] ». Cette même Ulrike Meinhof, alors jeune journaliste, rappelle Olivier Guez dans l’un des raccourcis éclairant qui caractérise son livre, avait été l’une des premières à interroger sérieusement sur son passé Marcel Reich-Ranicki, le critique littéraire le plus redouté de l’Allemagne Fédérale, lui-même survivant du ghetto de Varsovie. Dans ses mémoires, Reich-Ranicki rapporte combien Meinhof avait été choqué par ce qu’il lui racontait [3].
Le sort de cette génération perdue continue à obséder l’Allemagne réunifiée, trente ans après l’« automne de Stammheim », du nom de la prison de haute sécurité près de Stuttgart qui vit l’enlèvement et l’assassinat de Hans Martin Schleyer, le directeur de Volkswagen et président de l’organisation patronale allemande, et le suicide – peut-être l’assassinat, le doute subsiste – dans leur cellule des trois dirigeants historiques de la Fraction Armée Rouge, Gudrun Ensslin, Andreas Baader et Jan Carle Raspe [4]. Ces violences culminèrent dans le détournement du vol d’Air France Paris-Tel Aviv sur l’aéroport ougandais d’Entebbe, auquel participèrent quelques terroristes allemands qui entreprirent de trier les passagers entre Juifs et non-Juifs. Entebbe constitua un tournant à bien des égards pour les militants ou sympathisants des groupes d’extrême gauche. C’est à ce moment-là que le cheminement d’hommes comme Joschka Fischer ou Daniel Cohn-Bendit s’infléchit pour passer à l’écologie politique et les amener, vingt ans plus tard, au Parlement fédéral. Si Daniel Cohn-Bendit, qui publia des textes anti-sionistes bien peu raisonnables [5], interrogé par Olivier Guez, se définit désormais comme « ni sioniste, ni pro-palestinien », son parcours illustre celui des Juifs allemands de la génération d’après-guerre ayant grandi – au moins en partie – en Allemagne. Leur engagement à l’extrême gauche fut une manière, explique Olivier Guez, de faire ce que leurs parents – qui avaient décidé de rester en Allemagne ou de s’y installer après la Shoah – n’étaient pas parvenu à faire : s’intégrer à la société allemande. Cohn-Bendit est de ceux-là, malgré son itinéraire franco-allemand.
Moins connus du public français, des intellectuels comme Cilly Kugelmann, aujourd’hui l’une des directrices du Musée juif de Berlin, ou Micha Brumlik, professeur d’histoire à l’Université Goethe de Francfort-sur-le-Main, ou encore Henrik Broder – aujourd’hui un intellectuel allemand en vue, qui écrit, entre autre, contre le gauchisme et ses dérives antisionistes – représentent cette génération issue de famille juive, grandie en Allemagne, tentée par le sionisme, puis par le gauchisme des groupes alternatifs de Francfort, et qui prirent la parole à la fin des années 1970, très tardivement, pour devenir les premiers intellectuels juifs allemands d’après-guerre [6]. Ils fondèrent des revues, dont, à partir de 1986, Babylon, qui discutait librement des relations entre Juifs et Allemands après la Shoah et qui se démarquait du judaïsme officiel, celui du Conseil central des Juifs en Allemagne. Cette génération, à qui les médias allemands ont rapidement tendu un micro impatient, a bénéficié de l’engouement pour la culture juive qui a saisi l’Allemagne à partir des années 1980, après le choc provoqué par le feuilleton américain Holocaust, véritable révélateur des crimes allemands auprès du grand public de la deuxième génération [7]. Comme le décrit très bien Olivier Guez, ces intellectuels juifs furent mis en avant par les médias, comme s’il s’agissait de se rassurer sur la possibilité d’une présence juive en terre allemande après la Shoah. En cela, leur trajectoire compliquée reflète celles de l’Allemagne tout entière, qui rêve d’une normalisation de ses relations avec les Juifs tout en la craignant et en sachant qu’il s’agit d’un supplice de Tantale : à la fois à portée de main et toujours impossible à atteindre. Parce que cette normalisation même signifierait une identité allemande apaisée d’après la réunification.
Il fait froid à Berlin en ce 9 novembre 2007, il pleut d’une pluie lourde qu’un vent violent vous envoie en pleine figure. Les chantiers sont nombreux, plus qu’il y a deux ou trois ans : les travaux ont repris. La réunification urbanistique n’est pas complètement achevée, il y a encore quelques terrains vagues en plein centre ville, le long du parcours de l’ancienne frontière. Ils attendent leurs maîtres de chantier (des panneaux annoncent qu’ils seront là bientôt) ou bien servent de parkings. Le promeneur bute sur de petits chantiers, comme devant la bibliothèque nationale de la Potsdamer Platz, celle qui était à l’Ouest. Comme si la ville avait peur d’achever sa propre construction, comme si ces interminables travaux devaient symboliser cette grande capitale européenne dont la situation économique est catastrophique, où les emplois manquent et dont le déficit du budget municipal atteint des sommets. A Prenzlauer Berg, l’ancien quartier alternatif de Berlin-Est, devenu un paradis d’artistes pas trop fauchés, de journalistes et d’écrivains venus de toute l’Allemagne et même, depuis peu, de toute l’Europe, le nombre de cafés et de restaurants semble croître tous les jours. Le soir, c’est Simon Rattle, le chef attitré de la Philarmonie, qui dirige en première partir une pièce d’un jeune compositeur, Christian Jost, intitulée Au cœur des ténèbres, d’après le roman de Conrad, et en deuxième partie, la 10e Symphonie de Gustave Mahler. Mahler, interdit par les Nazis, joué ici, un soir comme les autres, mais qui est aussi celui de l’anniversaire de la Nuit de Cristal. Berlin aime ce genre de collisions de symboles, même si elles ont perdu beaucoup de leur force depuis une dizaine d’années. C’est aussi le 18e anniversaire de la Chute du mur et les journaux allemands tentent de trouver une accroche nouvelle sur un sujet qu’ils couvrent à longueur de colonnes toute l’année. Les journalistes ont interrogé des jeunes gens, de l’Est et de l’Ouest, qui fêtent leurs 18 ans. Deux d’entre eux font la couverture du Spiegel.
Toute la presse allemande cette semaine s’interroge sur les commémorations. Le Spiegel s’inquiète de l’« inflation du souvenir ». Viendra-t-il un jour, se demande la journaliste Petra Bornhöft, où l’on ne pourra plus voir la forêt du Tiergarten depuis la Chancellerie, tant les monuments … monumentaux, se multiplient ? Leurs promoteurs les veulent tous autour du Bundestag [8]. On réfléchit à un monument aux soldats de la Bundeswehr tombés au champ d’honneur (avec l’envoi depuis quelques années de soldats allemands sur les fronts extérieurs, cela devient plausible) ; les victimes de la RAF doivent aussi être commémorées quelque part. Une vingtaine de monuments supplémentaires sont en projet pour différents groupes de personnes tombées en victimes de la persécution nationale-socialiste. Et on réfléchit à un monument aux manifestations de 1989 en Allemagne de l’Est, celles qui ont contribué à faire tomber la dictature communiste. On débat surtout d’un grand monument de la Réunification, à la liberté de mouvement retrouvée entre les deux Allemagne. A en croire les débats parlementaires, la proposition la plus avancée serait celle de Leipzig, ville où eurent lieu les manifestations du lundi [9]. Mais il y eut de semblables manifestations dans au moins 80 villes allemandes ; alors, pourquoi pas 80 monuments ?
Au même moment, l’Allemagne est secouée par les déclarations du ministre israélien des Retraites, Rafi Eitan : face aux revendications de plus en plus pressantes des derniers survivants israéliens de la Shoah, celui-ci a suggéré de demander plus d’argent à l’Allemagne [10]. Si la République fédérale continue à payer des pensions individuelles aux rescapés (allemands ou ayant eu la nationalité allemande), les demandes israéliennes n’ont jamais concerné des versements d’Etat à Etat, en tout cas plus depuis les accords de Luxembourg, signé en 1952, et qui ont permis à Adenauer d’asseoir sa politique, à la fois de « Westintegration » (d’intégration à l’Ouest) et de silence vis-à-vis des responsabilités individuelles des nombreux bourreaux nazis ou sympathisants. En payant une somme très élevée pour l’époque – 3 milliards de Deutschemark –, la jeune RFA s’octroyait aussi le droit à l’oubli, en dissolvant dans une culpabilité très générale, la spécificité du génocide. L’appel à la renégociation de l’accord de 1952 ne manquera pas de faire couler beaucoup d’encre.
La présence de Juifs en Allemagne n’avait rien d’évident après la Shoah. Si le Reich devait être déclaré « judenrein » (débarrassé des Juifs) dès le mois de mars 1943, avec les dernières grandes déportations de Juifs allemands vers l’Est, le succès complet de la politique nazie fut obéré par trois faits : tout d’abord, par la difficulté de régler le statut des personnes considérées comme « métis », issus de deux grands-parents juifs, ou bien d’un seul. Ces hommes et ces femmes subirent de terribles interdictions professionnelles et la mise à l’écart presque absolu de la société allemande, mais survécurent pour la plupart [11]. Il en fut de même pour les Juifs conjoints d’aryens, qui ne furent pas déportés et survécurent dans l’isolement et la misère, soumis au travail forcé [12]. Deuxième élément, le transfert dans les camps de concentration situés sur le territoire du Reich, de détenus juifs de camps de l’Est. Et enfin, la survie dans la clandestinité d’un nombre un peu plus élevé qu’on ne l’avait cru jusqu’ici (au moins 7000) de Juifs, souvent jeunes, le plus souvent à Berlin [13]. L’antisémitisme propres aux populations d’Europe de l’Est après la Shoah, de même que l’instauration du système communiste, contraignirent de nombreux Juifs, particulièrement des Polonais revenus chercher les traces d’hypothétiques survivants après la guerre, à reprendre la route, cette fois vers l’Ouest, afin de gagner soit la Palestine mandataire, soit les Etats-Unis. Or les portes de ces deux pays demeuraient fermées et les survivants juifs s’entassèrent dans la zone d’occupation américaine en Allemagne, dans des camps de « personnes déplacées ». Entre 1945 et 1948, 270 000 Juifs s’installèrent en Allemagne, le plus souvent dans des camps. Olivier Guez les appelle ironiquement « les derniers Shtetl d’Europe », ces lieux de vie où les Juifs ont vécu regroupés, pris en charge par les grandes organisations juives américaines, comme le Joint, et où l’on parlait yiddish. Las d’attendre, certains de ces réfugiés sont sortis des camps, sont allés habiter en ville, se sont petit à petit installés, bénéficiant rapidement de l’environnement économique favorable de la reconstruction.
A partir du milieu des années 1950, ces petites communautés qui vivaient repliées sur elles-mêmes virent arriver des familles de Juifs allemands qui avaient émigré pour la plupart en Palestine et qui n’avaient pas réussi à s’y intégrer. A la faveur des politiques de restitution et de dédommagement, celles-ci tentèrent de refaire leur vie dans leur pays d’origine, d’y élever leurs enfants. Ils vivaient avec le mythe d’être assis sur leur valise, en transit pour raisons économiques, même si leurs enfants racontent aujourd’hui que ce n’était qu’un mythe, qu’ils étaient bien installés dans la durée. Critiqués par les organisations juives américaines qui, tout en négociant les réparations allemandes avec le chancelier Adenauer, affirmaient qu’il était immoral pour des Juifs de vivre dans le pays des bourreaux, ils vivaient difficilement leur statut de parias, entourés d’un silence gêné sur le passé proche. Les témoignages recueillis par Olivier Guez sont poignants et éclairants. L’Allemagne d’Adenauer, qui avait négocié et payé d’importantes réparations à l’Etat d’Israël et à la Claims Conference américaine, construisait peu à peu, sous la pression des organisations de déportés occidentaux et des Etats-Unis, un échafaudage juridique de dédommagements, les fameuses Wiedergutmachung. En même temps, le silence était absolu sur la responsabilité allemande, la presse était, sinon aux ordres, du moins peu critiques à l’égard du gouvernement, et les anciens nazis et meurtriers avaient été rapidement blanchis ; ils vieillissaient tranquillement alors que des anciens SS constituaient discrètement des associations d’anciens combattants.
La première brèche dans ce silence ouaté du confort ouest-allemand d’après-guerre fut le procès des soldats SS d’Auschwitz, jugés à Francfort en 1964. Ce fut la conséquence directe du procès Eichmann, un tournant dans la façon dont l’Allemagne fédérale fit face à son destin, mais ce fut aussi un cas isolé ou presque. Le dramaturge Peter Weiss écrivit bien une pièce de théâtre inspirée du procès [14] mais le texte, à force d’universaliser les victimes, y perdait son acuité historique. Il fallut encore bien du temps à l’Allemagne pour faire face à son passé. Tout cela est raconté dans L’impossible retour, dont le moindre intérêt n’est pas ce parallèle entre l’histoire de Juifs en Allemagne et celui de la République fédérale elle-même. Guez hésite à décider du moment où ces deux histoires distinctes purent enfin se rejoindre. Il semble tout de même, à suivre son récit, qu’il fallut attendre la réunification et les évolutions majeures qu’elle provoqua, y compris dans la structure du judaïsme allemand, pour que le « retour », sinon la normalisation, fût enfin considéré comme possible.
La Chute du mur fut aussi le moment où deux communautés juives aux destins très différents purent se retrouver. Car il y eut une histoire des Juifs en Allemagne de l’Est aussi. Certes, nombreux furent les rescapés à passer à l’Ouest dès le début des années 1950 et la communauté officielle de Berlin s’installa dans la Fasanenstrasse où elle est toujours. Mais certains Juifs restèrent et d’autres rentrèrent même de l’Ouest, persuadés qu’il était de leur devoir de construire le communisme. Ils furent victimes de mise à l’écart professionnelle dès 1949, après une très brève période d’ouverture – l’idée de restitution fut même soulevée au sein du parti communiste –, et la RDA devint l’un des plus farouches et constants ennemis de l’Etat d’Israël. La crise prit un tour tragique en 1953, avec l’arrestation de certains intellectuels juifs dans des procès staliniens.
Le destin de ces Juifs allemands communistes, dont quelques-uns furent les grands noms de la culture de la République démocratique, est encore mal connu. Olivier Guez l’illustre à travers la figure de l’écrivain Barbara Honigmann, consacrée par Marcel Reich Ranicki lui-même et dont l’œuvre n’est que peu traduite en français [15]. Honigmann décrit, sur un ton intimiste, sa vie de petite fille juive dans l’Allemagne communiste, puis de jeune metteur en scène dans la triste province de l’Est, et enfin, son départ à Paris. Elle vit à Strasbourg depuis une vingtaine d’années. En tout cas, il n’y avait plus officiellement que 1900 Juifs en RDA en 1956. L’ouverture se fit pour eux un peu plus tôt que pour les autres Allemands de l’Est. Dès le milieu des années 1980, Erich Honecker tenta d’utiliser les organisations juives américaines pour obtenir pour son pays le statut de nation la plus favorisée auprès des Etats-Unis. Signe que les temps changeaient doucement, les Juifs d’Allemagne de l’Est pouvaient désormais circuler librement, ou presque, à l’ouest. C’est aussi à cette époque, avant même la Chute du mur, que fut entreprise la rénovation de la grande synagogue de la Oranienburgerstrasse, connue pour son fameux dôme doré, et que la municipalité de Berlin-Est entreprit la construction d’un monument sur la Rosenstrasse, près de l’Alexanderplatz, là où des femmes allemandes non-juives avaient attendu pendant des jours la libération de leurs maris juifs, en mars 1943.
Barbara Honigmann décrit finalement un peu le même cheminement de retour à l’identité juive qu’ont vécu ses contemporains d’Allemagne de l’Ouest, la même prise de conscience de l’horreur de la Shoah, les mêmes détours par un judaïsme culturel, ou, dans son cas, religieux. Elle décrit en plus la fin des idéaux de l’Allemagne communiste, devançant d’une dizaine d’années au moins la vague littéraire des récits de « formation » et de prise de conscience des Allemands de l’Est nés après la guerre, ces récits de la fin des illusions, qui font les beaux jours des maisons d’édition allemandes depuis le milieu des années 1990.
La Chute du mur entama un chapitre nouveau, inattendu, dans l’histoire des Juifs en Allemagne : Lothar de Maizières, le dernier Premier ministre de la République démocratique d’Allemagne, changea le cours des choses juives en ouvrant les portes aux Juifs soviétiques. Après la réunification, Helmut Kohl tenta bien, mais en vain, de limiter le flux des arrivants aux Soviétiques d’origine allemande, même lointaine. Il faut dire que même la droite allemande la moins sensible aux nouvelles sirènes de la culpabilité fut séduite par l’idée de voir se reconstituer, sur le sol allemand, des communautés juives : au nom de la réparation, on pouvait de nouveau voir des Juifs en Allemagne, et nombreux. Et les juifs soviétiques arrivèrent en masse : au moins 100 000 s’installèrent officiellement en Allemagne, peut-être beaucoup plus, tous ne s’étant pas enregistrés comme tels. Les frictions entre Juifs allemands installés depuis longtemps et les nouveaux arrivants rejouent en partie celles entre Juifs autochtones et Ostjuden, juifs de l’Est, à la fin du XIXe siècle. Les Juifs soviétiques ne se sont pas intégrés, en dépit de quelques réussites toutes berlinoises, comme celle de l’écrivain à succès Wladimir Kaminer [16] : la soirée qu’il anime « aux platines », comme disc-jokey, la Russendisko, attire des jeunes venus se perdre dans les nuits de la capitale réunifiée (c’est aussi le titre de l’un de ses livres, cette « disco des Russes »). Le taux de chômage qui règne parmi ces Juifs venus de l’Est est terriblement élevé et leurs conditions de vie se détériorent à mesure que baissent les aides sociales depuis les réformes de Gerhard Schröder. La plupart d’entre eux n’ont pas pu ou pas su réaffirmer une identité juive que le communisme avait voulu effacer. Si l’histoire des Juifs en Allemagne peut être celle d’un retour possible, elle n’est pas – pas encore du moins – une histoire heureuse.
par , le 10 décembre 2007
Jean-Marc Dreyfus, « Les Juifs d’Allemagne après la Deuxième Guerre mondiale. A propos de L’impossible retour d’Olivier Guez », La Vie des idées , 10 décembre 2007. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net./A-propos-de-L-impossible-retour-d
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[1] Les dérives de l’extrême gauche, justifiée par la lutte contre le capitalisme, se sont poursuivies. Une maison de retraite juive fut attaquée à Munich l’année suivante.
[2] Cité dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung, 15 décembre 1972. Sur cet attentat manqué, voir : Wolfgang Kraushaar, Die Bombe im jüdischen Gemeindehaus, Hambourg, Hamburger Ed., 2005.
[3] Voir son passionnant livre de mémoires : Marcel Reich-Ranicki, Mein Leben, Stuttgart, Munich, Deutsches Verlag-Anstalt, 2000.
[4] Depuis quelques années, l’Allemagne voit une floraison de publications sur le terrorisme d’extrême gauche. Voir en particulier les travaux de Wolfgang Kraushaar : Wolfgang Kraushaar (dir.), Die RAF und der linke Terrorismus, Hambourg, Hamburger Ed., 2006 ; du même et. Al., Rudi Dutschke, Andreas Baader und die RAF, Hambourg, Hamburger Ed., 2005. La publication de carnets et de mémoires, aussi bien des victimes et de leur famille que des gauchistes, montre que la mémorialisation est en cours.
[5] Daniel Cohn-Bendit, Le Grand Bazar, Paris, Belfond, 1975. « On a des difficultés à s’imaginer l’idéologie nazie de la race supérieure : eh bien, elle est établie en permanence en Israël » (cité par Olivier Guez, p. 183).
[6] Sur le rapport complexe au judaïsme de Daniel Cohn-Bendit, lire ce qu’en écrit Olivier Guez, qui l’a interrogé sur sa réaction au slogan de mai 68 « Nous sommes tous des Juifs allemands » : « ‘Je fus profondément touché. Les gens me connaissent depuis comme ‘Juif allemand’ alors que le judaïsme ne joue aucun rôle dans mon identité culturelle et dans ma vie quotidienne’ ». Olivier Guez ajoute : « Je n’étais pas tout à fait d’accord. Plus je l’écoutais et plus je pensais qu’il était un véritable juif allemand, au contraire. Mais un juif allemand ‘à l’ancienne’, marqué par l’universel spinoziste, un juif comme l’Allemagne en avait produit avant le nazisme et dont Marx, Heine, Freud ou encore Rosa Luxembourg étaient les représentants les plus éminents’ ».
[7] Diffusé en 1978 en Allemagne et en 1979 en France, le feuilleton en quatre épisodes de Marvin Chomsky a été largement critiqué par son côté hollywoodien, ses simplifications, son kitch et sa grandiloquence. Il montre l’itinéraire parallèle de deux familles berlinoises, l’une juive et l’autre non, sous le national-socialisme. La famille juive, les Weiss, subissent toutes les persécutions nazies et meurt dans les camps tandis que les Dorf deviennent nazis et voient le destin leur sourire lorsque le mari devient l’un des assistants d’Heydrich. Ce feuilleton a joué le rôle de révélateur dans le monde entier, y compris en France mais ce fut en Allemagne que le choc fut le plus grand, provoquant un véritable psychodrame au sein des familles. Les enfants interrogèrent pour la première fois leurs parents sur ce qu’ils avaient fait pendant la guerre.
[8] Petra Bornhöft, „Inflation des Erinnerns“, Der Spiegel, 45/2007, p. 48-49.
[9] Philip Grassmann, « Denkmal für einen glücklichen Augenblick“, Süddeutsche Zeitung, n° 259, 10/11 novembre 2007, p. 6. En 1989, les manifestations du lundi, à l’appel des Eglises et du mouvement pacifiste, réclamaient une ouverture au pluralisme du système communiste (sinon sa chute). Elles furent la première mobilisation de masse d’Allemands de l’Est depuis les émeutes de 1953 et contribuèrent à convaincre les dirigeants d’ouvrir le mur de Berlin.
[10] Thorsten Schmitz, « Israel fordert mehr Geld von Deutschland », Süddeutsche Zeitung, n° 259, p. 9.
[11] Voir à ce sujet Beate Meyer, « Jüdische Mischlinge ». Rassenpolitik und Verfolgungserfahrungen, 1933-1945, Hambourg, Dölling und Gölitz, 1999.
[12] Wolf Gruner, Widerstand in der Rosenstrasse. Die Fabrikaktion und die Verfolgung der „Mischehen“ 1943, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 2005.
[13] Pour un cas, voir Mark Roseman, A Past in hiding : memory and survival in Nazi Germany, New York, Picador USA, 2002.
[14] Peter Weiss, L’instruction, Paris, L’Arche, 2000. La pièce fut montée à Paris, avec … Pierre Dac.
[15] On peut lire d’elle, publiés aux éditions Liana Levi, Un amour fait de rien (2001), Très affectueusement (2001).
[16] En français, on peut lire de Wladimir Kaminer, Voyage à Trulala, Paris, Belfond, 2005 ; Musique militaire, Paris, Belfond, 2003.